17 décembre 1853 — Octavie, dans Le Mousquetaire.

La lettre qui figure dans la nouvelle a déjà fait l’objet de deux publications, dans Un Roman à faire, publié par La Sylphide le 24 décembre 1842 et sous le titre de L’Illusion dans L’Artiste, le 6 juillet 1845. Octavie sera reprise sous le même titre dans Les Filles du feu en janvier 1854. Elle figure également partiellement dans les fragments manuscrits des Lettres d'amour.

La nouvelle s’inspire du séjour à Naples en 1834 qui n’avait donné lieu alors à aucune publication. Pourtant certains événements avaient puissamment marqué Nerval : la tempête essuyée durant la traversée entre Civita-Vecchia et Naples, la Judith attribuée alors au Caravage qu’il avait vue au Musée de Naples, les cendres chaudes du Vésuve qui avaient été fatales à ses bottes, le tout sommairement évoqué dans la lettre un peu brouillonne qu’il adressait le 4 novembre 1834 à Jehan Duseigneur. D’autres motifs encore, plus secrets, qu’il n’évoque pas pour ses amis : la jeune fille aux citrons amers, la rencontre avec une étrange jeune femme aux allures de magicienne de Thessalie, ou la tentative de suicide, au petit matin, sur les hauteurs du Pausilippe, vont cheminer psychiquement et reparaître de façon plus ou moins fantasmatique dans l’œuvre poétique (le sonnet À J-Y Colonna de 1841, devenu Myrtho dans Les Chimères) et dans l’œuvre romanesque, successivement, Un Roman à faire, L’Illusion, Octavie.

Voir la notice: LE VOYAGE EN ITALIE DE 1834

 

******

 

OCTAVIE.

___

Ce fut vers l’année 1832 [sic pour 1834] qu’un vif désir me prit de voir l’Italie. Tous les soirs, au théâtre j’aspirais d’avance l’âpre senteur des marronniers alpins ; la cascade de Terni, la source écumante du Téverone jaillissaient pour moi seul entre les portans éraillés des coulisses d’un petit théâtre... Une voix délicieuse comme celle des sirènes, bruissait à mes oreilles comme si les roseaux de Trasimène eussent tout à coup pris une voix... Il fallait partir.

C’est à Marseille que je m’arrêtai d’abord. Tous les matins, j’allais prendre les bains de mer au Château-Vert, et j’apercevais de loin, en nageant, les îles riantes du golfe. Tous les jours aussi, je me rencontrais dans la baie azurée avec une jeune fille anglaise, dont le corps délié fendait l’eau verte auprès de moi. Cette fille des eaux, qui se nommait Octavie, vint un jour à moi toute glorieuse d’une pêche étrange qu’elle avait faite. Elle tenait dans ses blanches mains un poisson, qu’elle me donna.

Je ne pus m’empêcher de sourire d’un tel présent. Cependant, le choléra régnait alors dans la ville, et pour éviter les quarantaines, je me résolus à prendre la route de terre. Je vis Nice, Gênes et Florence ; j’admirai le dôme et le baptistère, les chefs-d’œuvre de Michel-Ange, la Tour Penchée et le Campo-Santo de Pise. Puis prenant la route de Spolette, je m’arrêtai dix jours à Rome. Le dôme de Saint-Pierre, le Vatican, le Colysée m’apparurent ainsi qu’un rêve. Je me hâtai de prendre la poste pour Civita-Vecchia, où je devais m’embarquer. Pendant trois jours la mer furieuse retarda l’arrivée du bateau à vapeur. Sur cette plage désolée, où je me promenais pensif, je faillis un jour être dévoré par les chiens. La veille du jour où je partis, on donnait au théâtre un vaudeville français. Une figure joyeuse et sémillante attira mes regards. C’était la jeune Anglaise, qui avait pris place dans une loge d’avant-scène. Elle accompagnait son père, qui paraissait infirme et à qui les médecins avaient recommandé le climat de Naples.

Le lendemain matin, je prenais tout joyeux mon billet de passage. La jeune Anglaise était sur le pont, qu’elle parcourait à grands pas, et impatiente de la lenteur du navire, elle imprimait ses dents d’ivoire dans l’écorce d’un citron : — Pauvre fille, lui dis-je, vous souffrez de la poitrine, j’en suis sûr, et ce n’est pas ce qu’il vous faudrait. Elle me regarda fixement et me dit : Qui l’a appris à vous ?  — La sibylle de Tibur, lui dis-je sans me déconcerter. — Allez, me dit-elle, je ne crois pas un mot de vous. 

Ce disant, elle me regardait tendrement et je ne pus m’empêcher de lui baiser la main. — Si j’étais plus forte, dit-elle, je vous apprendrais à mentir ! Et elle me menaçait, en riant, d’une badine à tête d’or qu’elle tenait à la main.

Notre vaisseau touchait au port de Naples et nous traversions le golfe, entre Ischia et Nisida, inondées des feux du levant. — Si vous m’aimez, reprit-elle, vous irez m’attendre demain à Portici. Je ne donne pas à tout le monde de tels rendez-vous. 

Elle descendit sur la place du Môle et accompagna son père à l’hôtel de Rome nouvellement construit sur la jetée. Pour moi, j’allai prendre mon logement derrière le théâtre des Florentins. Ma journée se passa à parcourir la rue de Tolède, la place du Môle, à visiter le musée des études ; puis j’allai le soir voir le ballet à San-Carlo. J’y fis rencontre du marquis Gargallo que j’avais connu à Paris, et qui me mena après le spectacle prendre le thé chez ses sœurs.

Jamais je n’oublierai la délicieuse soirée qui suivit. La marquise faisait les honneurs d’un vaste salon rempli d’étrangers. La conversation était un peu celle des précieuses. Je me croyais dans la chambre bleue de l’hôtel de Rambouillet. Les sœurs de la marquise, belles comme les Grâces, renouvelaient pour moi les prestiges de l’ancienne Grèce. On discuta longtemps sur la forme de la pierre d’Éleusis, se demandant si sa forme était triangulaire ou carrée. La marquise aurait pu prononcer en toute assurance, car elle était belle et fière comme Vesta. Je sortis du palais la tête étourdie de cette discussion philosophique, et je ne pus parvenir à retrouver mon domicile. A force d’errer dans la ville, je devais y être enfin le héros de quelque aventure. La rencontre que je fis cette nuit-là est le sujet de la lettre ci-jointe que j’adressai longtemps après à une dame de Paris.

…………………

« Mourir, grand Dieu ! pourquoi cette idée me revient-elle à tout propos, comme s’il n’y avait que ma mort qui fût l’équivalent du bonheur que vous promettez ? La mort ! ce mot ne répand cependant rien de sombre dans ma pensée. Elle m’apparaît couronnée de roses pâles, comme à la fin d’un festin ; j’ai rêvé quelquefois qu’elle m’attendait en souriant au chevet d’une femme adorée, après le bonheur, après l’ivresse, et qu’elle me disait : — Allons, jeune homme ! tu as eu toute ta part de joie en ce monde. A présent, viens dormir, viens te reposer dans mes bras. Je ne suis pas belle, moi, mais je suis bonne et secourable, et je ne donne pas le plaisir, mais le calme éternel. 

« Mais où donc cette image s’est-elle déjà offerte à moi ? Ah ! je vous l’ai dit, c’était à Naples, il y a trois ans. J’avais fait rencontre à la Villa-Reale d’une jeune femme qui vous ressemblait, une très bonne créature dont l’état était de faire des broderies d’or pour les ornemens d’église ; je la reconduisis chez elle, bien qu’elle me parlât d’un amant qu’elle avait dans les gardes suisses, et quelle tremblait de voir arriver. Pourtant, elle ne fit pas de difficulté de m’avouer que je lui plaisais davantage… Que vous dirai-je ? il me prit fantaisie de m’étourdir pour tout un soir, et de m’imaginer que cette femme dont je comprenais à peine le langage était vous-même, descendue à moi par enchantement ? Pourquoi vous tairais-je toute cette aventure, et la bizarre illusion que mon âme accepta sans peine, surtout après quelques verres de lacrima-christi mousseux que je fis apporter au souper ?

« La chambre où j’étais entré avait quelque chose de mystique par le hasard ou par le choix singulier des objets qu’elle renfermait. Une madone noire couverte d’oripeaux, et dont mon hôtesse était chargée de rajeunir l’antique parure, figurait sur une commode près d’un lit aux rideaux de serge verte ; une figure de sainte Rosalie, couronnée de roses violettes, semblait plus loin protéger le berceau d’un enfant endormi ; les murs, blanchis à la chaux, étaient décorés de vieux tableaux des quatre élémens représentant des divinités mythologiques. Ajoutez à cela un beau désordre d’étoffes brillantes, de fleurs artificielles, de vases étrusques ; des miroirs entourés de clinquant, qui reflétaient vivement la lueur de l’unique lampe de cuivre, et sur une table un Traité de la divination des songes, qui me fit penser que ma compagne était un peu sorcière ou bohémienne pour le moins.

« Une bonne vieille aux grands traits solennels, allait, venait, nous servant ; je crois que ce devait être sa mère ! Et moi, tout pensif, je ne cessais de regarder sans dire un mot celle qui me rappelait si exactement votre souvenir.

« Cette femme me répétait à tout moment : — Vous êtes triste ? Et je lui dis : — Ne parlez pas, je puis à peine vous comprendre ; l’italien me fatigue à écouter et à prononcer. — Oh ! dit-elle, je sais encore parler autrement. — Et elle parla tout à coup dans une langue que je n’avais pas encore entendue. C’étaient des syllabes sonores, gutturales, des gazouillemens pleins de charme, une langue primitive sans doute ; de l’hébreu, du syriaque, je ne sais. Elle sourit de mon étonnement et s’en alla à sa commode, d’où elle tira des ornemens de fausses pierres, colliers, bracelets, couronne ; s’étant parée ainsi, elle revint à table, puis resta sérieuse fort longtemps. La vieille, en rentrant, poussa de grands éclats de rire et me dit, je crois, que c’était ainsi qu’on la voyait aux fêtes. En ce moment, l’enfant se réveilla et se prit à crier. Les deux femmes coururent à son berceau, et bientôt la même revint près de moi tenant fièrement dans ses bras le bambino soudainement apaisé.

« Elle lui parlait dans cette langue que j’avais admirée, elle l’occupait avec des agaceries pleines de grâces ; et moi, peu accoutumé à l’effet des vins brûlés du Vésuve, je sentais tourner les objets devant mes yeux : cette femme, aux manières étranges, royalement parée, fière et capricieuse, m’apparaissait comme une de ces magiciennes de Thessalie, à qui l’on donnait son âme pour un rêve. Oh ! pourquoi n’ai-je pas craint de vous faire ce récit ? C’est que vous savez bien que ce n’était aussi qu’un rêve, où seule vous avez régné !

« Je m’arrachai à ce fantôme qui me séduisait et m’effrayait à la fois ; j’errai dans la ville déserte jusqu’au son des premières cloches ; puis, sentant venir le matin, je pris par les petites rues derrière Chiaia, et je me mis à gravir le Pausilippe au-dessus de la grotte. Arrivé tout en haut, je me promenais en regardant la mer déjà bleue, la ville où l’on n’entendait encore que les bruits du matin, et les deux îles d’Ischia et de Nisida, où le soleil commençait à dorer le haut des villas. Je n’étais pas attristé le moins du monde, je marchais à grands pas, je courais, je descendais les pentes, je me roulais dans l’herbe humide ; mais dans mon cœur, il y avait l’idée de la mort.

« O dieux ! je ne sais quelle profonde tristesse habitait mon âme, mais ce n’était autre chose que la pensée cruelle que je n’étais pas aimé. J’avais vu comme le fantôme du bonheur, j’avais usé de tous les dons de Dieu, j’étais sous le plus beau ciel du monde, en présence de la nature la plus parfaite, du spectacle le plus immense qu’il soit donné aux hommes de voir ; mais à trois cents lieues de la seule femme qui existât pour moi et qui ignorait jusqu’à mon existence. N’être pas aimé et n’avoir pas l’espoir de l’être jamais ! C’est alors que je fus tenté d’aller demander compte à Dieu de ma singulière existence. Il n’y avait qu’un pas à faire : à l’endroit où j’étais la montagne était coupée comme une falaise, la mer grondait au bas, bleue et pure ; ce n’était plus qu’un moment à souffrir. Oh ! l’étourdissement de cette pensée fut terrible. Deux fois je me suis élancé, et je ne sais quel pouvoir me rejeta vivant sur la terre, que j’embrassais. Non, mon Dieu ! vous ne m’avez pas créé pour mon éternelle souffrance. je ne veux pas vous outrager par ma mort ; mais donnez-moi la force, donnez-moi le pouvoir, donnez-moi surtout la résolution qui fait que les uns arrivent au trône, les autres à la gloire, les autres à l’amour. »

 

Je n’ai pas tout dit sur cette nuit étrange, un phénomène assez rare s’était accompli. Avant l’aube, toutes les ouvertures de la maison où je me trouvais s’étaient éclairées, une poussière chaude et soufrée m’empêchait de respirer ; je compris que cela venait du Vésuve,  — et laissant ma facile conquête endormie sur sa terrasse, je m’engageai dans les ruelles qui conduisent au château Saint-Elme ;  — à mesure que je gravissais la montagne, l’air pur du matin venait gonfler mes poumons ; je me reposai délicieusement sous les treilles des villas, et je contemplai sans terreur le Vésuve couvert encore d’une coupole de fumée.  — Alors seulement je songeai à mon rendez-vous de la veille.

Après avoir rafraîchi ma bouche avec une de ces énormes grappes de raisin que vendent les femmes du marché, je me dirigeai vers Portici et j’allai visiter les ruines d’Herculanum. Les rues étaient toutes saupoudrées d’une cendre métallique. Arrivé près des ruines, je descendis dans la ville souterraine et je me promenai longtemps d’édifice en édifice demandant à ces monumens le secret de leur passé. Le temple de Vénus, celui de Mercure, parlaient en vain à mon imagination. Il fallait que cela fût peuplé de figures vivantes.  — Je remontai vers la ville et m’arrêtai pensif sous une treille en attendant mon inconnue.

Elle ne tarda pas à paraître, guidant la marche pénible de son père, elle me serra la main avec force en me disant : « C’est bien. » Nous choisîmes un voiturin et nous allâmes visiter Pompéï. Avec quel bonheur je la guidai dans les rues silencieuses de l’antique colonie romaine. J’en avais d’avance étudié les plus secrets passages. Quand nous arrivâmes au petit temple d’Isis, j’eus le bonheur de lui expliquer fidèlement les détails du culte et des cérémonies que j’avais lues [sic] dans Apulée. Elle voulut jouer elle-même le personnage de la Déesse, et je me vis chargé du rôle d’Osiris dont j’expliquai les divins mystères.

En revenant, frappé de la grandeur des idées que nous venions de soulever, je n’osai lui parler d’amour... Elle me vit si froid qu’elle m’en fit reproche. Alors je lui avouai que je ne me sentais plus digne d’elle. Je lui contai le mystère de cette apparition qui avait réveillé un ancien amour dans mon cœur, et toute la tristesse qui avait succédé à cette nuit fatale où le fantôme du bonheur n’avait été que le reproche d’un parjure.

…………………..

Hélas ! que tout cela est loin de nous ! Il y a dix ans, je repassais à Naples, venant d’Orient. J’allai descendre à l’hôtel de Rome, et j’y retrouvai la jeune Anglaise. Elle avait épousé un peintre célèbre qui, peu de temps après son mariage, avait été pris d’une paralysie complète. Couché sur un lit de repos, il n’avait rien de mobile dans le visage que deux grands yeux noirs, et, jeune encore il ne pouvait même espérer la guérison sous d’autres climats. La pauvre fille avait dévoué son existence à vivre tristement entre son époux et son père, et sa douceur, sa candeur de vierge ne pouvaient réussir à calmer l’atroce jalousie qui couvait dans l’âme du premier. Rien ne pût jamais l’engager à laisser sa femme libre dans ses promenades, et il me rappelait ce géant noir qui veille éternellement dans la caverne des génies, et que sa femme est forcée de battre pour l’empêcher de se livrer au sommeil. Ô mystère de l’âme humaine ! Faut-il voir dans un tel tableau les marques cruelles de la vengeance des dieux !

Je ne pus donner qu’un jour au spectacle de cette douleur. Le bateau qui me ramenait à Marseille emporta comme un rêve le souvenir de cette apparition chérie, et je me dis que peut-être j’avais laissé là le bonheur. Octavie en a gardé près d’elle le secret.

 

GÉRARD DE NERVAL.

item1a1
item2