6 février 1830 (BF) — Poésies allemandes. Klopstock, Goethe, Schiller, Burger. Morceaux choisis et traduits par M. Gérard, Paris, Bureau de la Bibliothèque Choisie, 1830.

Un second volume de Poésies allemandes était prévu, qui aurait sans doute présenté les poètes allemands auteurs de chants patriotiques tels que Ernst Moritz Arndt ou Theodor Körner, que Nerval utilisera dans son drame de Léo Burckart en 1839.

Dans son Introduction, Nerval exprime son enthousiasme pour le génie allemand où, dit-il, « c’est l’imagination qui gouverne l’homme, contre sa volonté, contre ses habitudes, et presque à son insu. » et sa dette à l’égard de Mme de Staël dont il cite longuement l’essai De l’Allemagne.

Voir la notice LA CAMARADERIE DU PETIT CÉNACLE.

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POÉSIES ALLEMANDES

 

INTRODUCTION.

Ce serait une erreur de croire que la littérature allemande, aujourd’hui si brillante, si fertile en grands noms, rivale de l’Angleterre et de la France, remonte par une chaîne non interrompue à cette vieille poésie du Nord dont elle porte le caractère. Entre ces deux poésies, il y a un abîme : la barbarie qui ignore, l’imitation qui tue, et les faiseurs de vers latins. Honneur donc à cette famille de poètes nationaux qui commence à Klopstock et qui dure encore ! Ils ont dédaigné les serres chaudes bâties à grands frais dans les châteaux de leur froide patrie, mais ils se sont élancés dans ses montagnes, dans ses forêts ; ils y ont cherché les vestiges de la mythologie d’Odin et un écho du chant des vieux bardes saxons. De là une littérature originale, nationale, qui grandira des siècles encore, et qui ne date que d’un demi-siècle ; de sorte que l’histoire n’en est pas longue s’il ne s’agit que d’une nomenclature d’auteurs et d’ouvrages, mais immense s’il s’agit de les apprécier.

C’est ce que je n’essaierai pas. Je n’imposerai point à mes lecteurs une admiration sur parole. Cependant l’allemand est une langue si peu répandue que, lorsque nous autres traducteurs indignes nous affirmons que tel auteur ou tel ouvrage est sublime, on nous croit par complaisance et sans plus d’informations. On a fait ainsi chez nous telle réputation colossale dont les étrangers s’étonnent bien fort, j’entends ceux qui ne savent pas comment en France se font les réputations.

Pour moi, j’offre ici des traductions de vif enthousiasme et de premier jet, que je n’ai peut-être pas réussi à faire bonnes, mais qui du moins sont exactes et consciencieuses. Les jugements tout faits n’avancent rien en littérature ; des traductions fidèles peuvent, je crois, davantage. Quant aux imitations, on n’en veut plus, et on a raison.

Et jamais les traductions ne furent plus multipliées qu’aujourd’hui. Il y en a qui disent : c’est l’irruption des Goths et des Vandales ! d’autres : c’est la restauration que les étrangers nous amènent !... la Restauration toute bienfaisante et aussi toute glorieuse... Je penche vers ce dernier avis, et je me fonde sur l’exemple même de l’Allemagne.

Là les plus grands auteurs n’ont pas dédaigné de traduire ; mais c’était autant pour montrer ce qu’il fallait éviter que ce qu’il fallait faire. Schiller traduisait Racine, et disait à ses compatriotes : vous voyez bien qu’il n’ose pas assez ! Il traduisait Shakespeare, et disait : vous voyez bien qu’il ose trop ! Or Schiller n’imitait ni Shakespeare ni Racine, mais il faisait comme eux, et peut-être aussi bien. On va se récrier. Supposons qu’il fît plus mal, il n’était au moins ni Français ni Anglais ; il était lui, il était Allemand.

Ainsi, pour juger cet auteur et cette école, il faut oublier un instant toutes les traditions de notre pays, toutes les exigences de notre poétique, et ne point ridiculiser tel habit, parce qu’on n’en porte point de pareil chez nous. Je crois que cet avis n’est pas inutile pour une partie de ceux qui liront ce livre.

Si même je pouvais les mettre d’avance dans le secret du travail des poètes allemands, ils concevraient mieux peut-être et leurs beautés et leurs défauts ; ils comprendraient que c’est une tout autre manière de composer que celle de nos auteurs ; que chez nous c’est l’homme qui gouverne son imagination ; que chez les Allemands c’est l’imagination qui gouverne l’homme, contre sa volonté, contre ses habitudes, et presque à son insu.

Quel contraste en effet entre leur vie et leurs pensées ! Plus l’Allemand a été froid et correct dans ses occupations journalières, plus son imagination devient fantasque et vagabonde lorsqu’il la laisse aller, ou qu’il se laisse aller à elle ; et il est alors merveilleux de la voir, au milieu d’une atmosphère de brouillards et de fumée de tabac lui créer un univers magique tout plein de figures légères et gracieuses.

Voyez le poète allemand, dès qu’il a pu échapper à la vie commune, se jeter dans un fauteuil, et s’abandonner à l’enchanteresse dont la main divine se pose sur ses yeux et les ouvre à des aspects nouveaux : c’est alors qu’il aperçoit tantôt comme une échelle de Jacob jetée de la terre au ciel, tantôt comme une vaste roue, un zodiaque céleste qui tourne avec ses signes bizarres et éclatants ; le Scorpion et la Vierge, le Capricorne et les Gémeaux ; Marguerite et Méphistophélès ; plus loin, la Fiancée de Corinthe, qui grandit jusques au plafond ; une nuit de Sabbat, une chasse infernale, Lénore à cheval dans les bras d’un fantôme... Il s’identifie avec tout cela ; il ne voit pas seulement, mais il entend ; il entend, et cependant, qu’on tire le canon à ses oreilles, et l’on n’éveillera pas son attention... Il entend la voix murmurante du Roi des aulnes qui veut séduire un jeune enfant ; le kling-kling d’une cloche dans la campagne, le hop ! hop ! hop ! d’un cheval au galop, le cric-crac d’une porte en fer qui se brise... Et puis, s’il a une plume, il jette tout cela sur le papier, comme il l’a vu, comme il l’a entendu, sans s’inquiéter d’être lu, et surtout sans se dire : cela est-il pur ? cela est-il noble ? et au fond qu’est-ce que cela prouve ? Après quoi il ne touche plus à son travail, et le laisse pour ce qu’il est... un vrai chaos, soit ! du ridicule souvent à force de sublime..., ou bien un monde, tout un monde spirituel, aussi vrai qu’il est possible de l’inventer.

Allez donc maintenant appliquer à un tel ouvrage cette critique rétrécie, fille de La Harpe et de Geoffroy, qui combat traîtreusement les mots à coups d’épingles, et tue ainsi en détail la plus sublime conception.

Ou bien lisez-le superficiellement, avec vos préventions de collège, et sans songer que vous n’êtes plus en France, sans rappeler à vous vos illusions de jeune homme, et les singulières pensées qui vous ont assailli parfois dans une campagne au clair de lune, et bientôt vous aurez jeté le livre avec le mépris d’une curiosité trompée, et vous serez rentré dans le cercle de vos pensées habituelles, en murmurant comme un homme qu’on a troublé dans son sommeil.

Ah ! ce sera peut-être un peu la faute du traducteur ; mais il ne prétend pas vous donner l’ouvrage étranger tel qu’il est ; il compte que vous suppléerez à ce qui lui manque, et si vous ne vous sentez pas assez poète pour cela, il ne faut pas le lire.

Voulez-vous avoir une idée de ce qu’une traduction de poésies étrangères, très bonne même, est à l’original, supposez la plus belle ode de J.B. Rousseau, mise en prose, et vous verrez ce qu’il en restera ; encore faudra-t-il déduire la différence du génie des deux langues, qui fait que ce qui est sublime chez l’une, chez l’autre est ridicule... Je n’appuie autant sur ce sujet que parce que j’ai vu bien des gens qui avaient lu des ouvrages allemands dans des traductions françaises s’écrier : ces Allemands n’ont pas le sens commun ! Cela revient à dire : ces Allemands ne sont pas Français.

Or il y a en Allemagne une école française ; à savoir, Wieland, Gessner, Lessing, Kotzebue et autres plus grands hommes chez nous que chez eux, et que l’on choisissait, il y a quelques années, pour nous faire connaître la littérature allemande, comme plus faciles à comprendre pour nous. Eh bien ! je vous jure que la plupart de leurs ouvrages ne sont pas allemands, mais bien français, moins l’esprit et la grâce qui tiennent au terroir.

Aussi n’ai-je traduit ici que les poètes vraiment allemands, au risque d’être mal compris et mal jugé : j’ai peu à craindre, il est vrai, pour les auteurs du premier volume, dont la réputation est faite en France ; cependant les poèmes que j’en ai recueillis sont les moins connus, les plus difficiles à rendre en prose, et je ne sache pas qu’on ait jamais publié sur eux un travail bien complet. Madame de Staël même, sauf trois ou quatre morceaux qu’elle a traduits, a semblé craindre d’en donner autre chose que des analyses.

Mais c’est son ouvrage sur l’Allemagne, qu’il faut lire et relire, pour se faire une idée juste du mérite des poésies allemandes ; car il y a peu de choses à dire après elle et autrement qu’elle ; aussi ne s’étonnera-t-on pas que je la cite plutôt que de la répéter.

« Les poésies allemandes détachées, dit-elle, sont, ce me semble, plus remarquables encore que les poëmes, et c’est surtout dans ce genre que le cachet de l’originalité est empreint. Il est vrai aussi que les auteurs les plus cités à cet égard, Goëthe, Schiller, Burger, etc., sont de l’école moderne, et que celle-là seule porte un caractère vraiment national. Goëthe a plus d’imagination, Schiller plus de sensibilité, Burger est de tous celui qui possède le talent le plus populaire. En examinant successivement quelques poésies de ces trois hommes, on se fera mieux l’idée de ce qui les distingue. Schiller a de l’analogie avec le goût français : toutefois on ne trouve dans ses poésies détachées rien qui ressemble aux poésies fugitives de Voltaire ; cette élégance de conversation, et presque de manières, transportée dans la poésie, n’appartenait qu’à la France, et Voltaire, en fait de grâce, était le premier des écrivains français. Il serait intéressant de comparer les stances de Schiller sur la perte de la jeunesse, intitulées l’Idéal, avec celles de Voltaire :

Si vous voulez que j’aille encore,
Rendez-moi l’âge des amours, etc.

« On voit, dans le poète français, l’expression d’un regret aimable, dont les plaisirs de l’amour et les joies de la vie sont l’objet ; le poète allemand pleure la perte de l’enthousiasme et de l’innocente pureté des pensées du premier âge ; et c’est par la poésie et la pensée qu’il se flatte d’embellir encore le déclin de ses ans. Il n’y a pas dans les stances de Schiller cette clarté facile et brillante que permet un genre d’esprit à la portée de tout le monde ; mais on peut y puiser des consolations qui agissent sur l’âme intérieurement. Schiller ne présente jamais les réflexions les plus profondes que revêtues de nobles images : il parle à l’homme comme la nature elle-même ; car la nature est tout à la fois penseur et poète. Pour peindre l’idée du temps, elle fait couler devant nos yeux les flots d’un fleuve inépuisable ; et pour que sa jeunesse éternelle nous fasse songer à notre existence passagère, elle se revêt de fleurs qui doivent périr, elle fait tomber en automne les feuilles des arbres que le printemps a vues dans tout leur éclat : la poésie doit être le miroir terrestre de la Divinité, et réfléchir par les couleurs, les sons et les rythmes toutes les beautés de l’univers.

« La pièce de vers intitulée La Cloche consiste en deux parties parfaitement distinctes : les strophes en refrain expriment le travail qui se fait dans la forge, et entre chacune de ses strophes il y a des vers ravissants sur les circonstances solennelles, ou les événements extraordinaires annoncés par les cloches, tels que la naissance, le mariage, la mort, l’incendie, la révolte, etc. On pourrait traduire en français les pensées fortes, les images belles et touchantes qu’inspirent à Schiller les grandes époques de la destinée humaine ; mais il est impossible d’imiter noblement les strophes en petits vers et composées de mots dont le son bizarre et précipité semble faire entendre les coups redoublés et les pas rapides des ouvriers qui dirigent la lave brûlante de l’airain. Peut-on avoir l’idée d’un poème de ce genre par une traduction en prose ? c’est lire la musique au lieu de l’entendre ; encore est-il plus aisé de se figurer, par l’imagination, l’effet des instruments qu’on connaît, que les accords et les contrastes d’une langue qu’on ignore. Tantôt la brièveté régulière du mètre fait sentir l’activité des forgerons, l’énergie bornée, mais continue, qui s’exerce dans les occupations matérielles ; et tantôt, à côté de ce bruit dur et fort, l’on entend les chants aériens de l’enthousiasme et de la mélancolie.

« L’originalité de ce poème est perdue quand on le sépare de l’impression que produisent une mesure de vers habilement choisie et des rimes qui se répondent comme des échos intelligents que la pensée modifie ; et cependant ces effets pittoresques des sons seraient très hasardés en français. L’ignoble nous menace sans cesse : nous n’avons pas, comme presque tous les autres peuples, deux langues, celle de la prose et celle des vers ; et il en est des mots comme des personnes, là où les rangs sont confondus, la familiarité est dangereuse......

« Je ne finirais point si je voulais parler de toutes les poésies de Schiller, qui renferment des pensées et des beautés nouvelles. Il a fait sur le départ des Grecs après la prise de Troie, un hymne qu’on pourrait croire d’un poète d’alors : tant la couleur du temps y est fidèlement observée ! J’examinerai, sous le rapport de l’art dramatique, le talent admirable des Allemands pour se transporter dans les siècles, dans les pays, dans les caractères les plus différents du leur : superbe faculté, sans laquelle les personnages qu’on met en scène ressemblent à des marionnettes qu’un même fil remue et qu’une même voix, celle de l’auteur, fait parler. Schiller mérite surtout d’être admiré comme poète dramatique. Goëthe est tout seul au premier rang dans l’art de composer des élégies, des romances, des stances, etc. ; ses poésies détachées ont un mérite très-différent de celles de Voltaire. Le poète français a su mettre en vers l’esprit de la société la plus brillante ; le poète allemand réveille dans l’âme, par quelques traits rapides, des impressions solitaires et profondes.

« Goëthe, dans ce genre d’ouvrages, est naturel au suprême degré ; non seulement naturel quand il parle d’après ses propres impressions, mais aussi quand il se transporte dans des pays, des mœurs et des situations toutes nouvelles ; sa poésie prend facilement la couleur des contrées étrangères ; il saisit avec un talent unique ce qui plaît dans les chansons nationales de chaque peuple ; il devient, quand il le veut, un Grec, un Indien, un Morlaque. Nous avons souvent parlé de ce qui caractérise les poètes du Nord, la mélancolie et la méditation. Goëthe, comme tous les hommes de génie, réunit en lui d’étonnants contrastes ; on retrouve dans ses poésies beaucoup de traces du caractère des habitants du Midi ; il est plus en train de l’existence que les Septentrionaux ; il sent la nature avec plus de vigueur et de sérénité ; son esprit n’en a pas moins de profondeur, mais son talent a plus de vie ; on y trouve un certain genre de naïveté qui réveille à la fois le souvenir de la simplicité antique et celle du moyen âge : ce n’est pas la naïveté de l’innocence, c’est celle de la force. On aperçoit dans les poésies de Goëthe qu’il dédaigne une foule d’obstacles, de convenances, de critiques et d’observations qui pourraient lui être opposées. Il suit son imagination où elle le mène, et un certain orgueil en masse l’affranchit des scrupules de l’amour-propre. Goëthe est en poésie un artiste puissamment maître de la nature, et plus admirable encore quand il n’achève pas ses tableaux ; car ses esquisses renferment toutes le germe d’une belle fiction ; mais ses fictions terminées ne supposent pas toujours une heureuse esquisse.

« Dans ses élégies composées à Rome, il ne faut pas chercher des descriptions de l’Italie ; Goëthe ne fait presque jamais ce qu’on attend de lui, et quand il y a de la pompe dans une idée, elle lui déplaît ; il veut produire de l’effet par une route détournée, et comme à l’insu de l’auteur et du lecteur. Ses élégies peignent l’effet de l’Italie sur toute son existence, cette ivresse du bonheur dont un beau ciel le pénètre. Il raconte ses plaisirs, même les plus vulgaires, à la manière de Properce ; et de temps en temps quelques beaux souvenirs de la ville maîtresse du monde donnent à l’imagination un élan d’autant plus vif qu’elle n’y était pas préparée.

« Une fois, il raconte comment il rencontra dans la campagne de Rome une jeune femme qui allaitait son enfant, assise sur un débris de colonne antique : il voulut la questionner sur les ruines dont sa cabane était environnée ; elle ignorait ce dont il lui parlait ; tout entière aux affections dont son âme était remplie, elle aimait, et le moment présent existait seul pour elle.

« On lit, dans un auteur grec, qu’une jeune fille habile dans l’art de tresser les fleurs, lutta contre son amant Pausias qui savait les peindre. Goëthe a composé sur ce sujet une idylle charmante. L’auteur de cette idylle est aussi celui de Werther.......

« Après s’être fait grec dans Pausias, Goëthe nous conduit en Asie, par une romance pleine de charmes, la Bayadère .....

« Plusieurs pièces de Goëthe sont remplies de gaieté ; mais on y trouve rarement le genre de plaisanterie auquel nous sommes accoutumés : il est plutôt frappé par les images que par les ridicules ; il saisit avec un instinct singulier l’originalité des animaux toujours nouvelle et toujours la même. La Ménagerie de Lily, Le Chant de noce dans le vieux château, peignent ces animaux, non comme des hommes à la manière de La Fontaine, mais comme des créatures bizarres dans lesquelles la nature s’est égayée. Goëthe sait aussi trouver dans le merveilleux une source de plaisanteries d’autant plus aimables, qu’aucun but sérieux ne s’y fait apercevoir.

« Un chanson intitulée l’Elève du sorcier, mérite d’être citée sous ce rapport. Un disciple d’un sorcier a entendu son maître murmurer quelques paroles magiques, à l’aide desquelles il se fait servir par un manche à balai : il les retient et commande au balai d’aller lui chercher de l’eau à la rivière pour laver sa maison ; le balai part et revient, apporte un seau, puis un autre, puis un autre encore, et toujours ainsi sans discontinuer. L’élève voudrait l’arrêter, mais il a oublié les mots dont il faut se servir pour cela : le manche à balai, fidèle à son office, va toujours à la rivière, et toujours y puise de l’eau dont il arrose et bientôt submergera la maison. L’élève, dans sa fureur, prend une hache et coupe en deux le manche à balai : alors les deux morceaux du bâton deviennent deux domestiques au lieu d’un, et vont chercher de l’eau, et la répandent à l’envi dans les appartements avec plus de zèle que jamais. L’élève a beau dire des injures à ces stupides bâtons, ils agissent sans relâche ; et la maison eût été perdue si le maître ne fût pas arrivé à temps pour secourir l’élève, en se moquant de sa ridicule présomption. L’imitation maladroite des grands secrets de l’art est très bien peinte dans cette petite scène.

« Il nous reste à parler de la source inépuisable des effets poétiques en Allemagne, la terreur : les revenants et les sorciers plaisent au peuple comme aux hommes éclairés : c’est un reste de la mythologie du Nord, c’est une disposition qu’inspirent assez naturellement les longues nuits des climats septentrionaux ; et d’ailleurs, quoique le christianisme combatte toutes les craintes non fondées, les superstitions populaires ont toujours une analogie quelconque avec la religion dominante. Presque toutes les opinions vraies ont à leur suite une erreur ; elle se place dans l’imagination comme l’ombre à côté de la réalité : c’est un luxe de croyance qui s’attache d’ordinaire à la religion comme à l’histoire ; je ne sais pourquoi l’on dédaignerait d’en faire usage. Shakespeare a tiré des effets prodigieux des spectres et de la magie, et la poésie ne saurait être populaire quand elle méprise ce qui exerce un empire irréfléchi sur l’imagination. Le génie et le goût peuvent présider à l’emploi de ces contes : il faut qu’il y ait d’autant plus de talent dans la manière de les traiter, que le fond en est vulgaire ; mais peut-être que c’est dans cette réunion seule que consiste la grande puissance d’un poème. Il est probable que les événements racontés dans l’Iliade et dans l’Odyssée étaient chantés par les nourrices, avant qu’Homère en fît le chef-d’œuvre de l’art.

« Burger est de tous les Allemands celui qui a le mieux saisi cette veine de superstition qui conduit si loin dans le fond du cœur. Aussi ses romances sont-elles connues de tout le monde en Allemagne. La plus fameuse de toutes, Lénore, n’est pas, je crois, traduite en français, ou du moins il serait bien difficile qu’on pût en exprimer tous les détails, ni par notre prose ni par nos vers...

« Burger a fait une autre romance moins célèbre, mais aussi très originale, intitulée le Féroce Chasseur. Suivi de ses valets et de sa meute nombreuse, il part pour la chasse un dimanche, au moment où les cloches du village annoncent le service divin. Un chevalier dont l’armure est blanche se présente à lui et le conjure de ne pas profaner le jour du Seigneur ; un autre chevalier, revêtu d’armes noires, lui fait honte de se soumettre à des préjugés qui ne conviennent qu’aux vieillards et aux enfants : et le chasseur cède aux mauvaises inspirations ; il part, et arrive près du champ d’une pauvre veuve : elle se jette à ses pieds pour le supplier de ne pas dévaster la moisson, en traversant les blés avec sa suite : le chevalier aux armes blanches supplie le chasseur d’écouter la pitié : le chevalier noir se moque de ce puéril sentiment : le chasseur prend la férocité pour de l’énergie, et ses chevaux foulent aux pieds l’espoir du pauvre et de l’orphelin. Enfin le cerf poursuivi se réfugie dans la cabane d’un vieil ermite, le chasseur veut y mettre le feu pour en faire sortir sa proie : l’ermite embrasse ses genoux, il veut attendrir le furieux qui menace son humble demeure ; une dernière fois, le bon génie, sous la forme du cavalier blanc, parle encore : le mauvais génie, sous celle du chevalier noir, triomphe ; le chasseur tue l’ermite, et tout à coup il est changé en fantôme, et sa propre meute veut le dévorer. Une superstition populaire a donné lieu à cette romance : l’on prétend qu’à minuit, dans de certaines saisons de l’année, on voit au-dessus de la forêt où cet événement doit s’être passé, un chasseur dans les nuages poursuivi jusqu’au jour par ses chiens furieux.

« Ce qu’il y a de vraiment beau dans cette poésie de Burger, c’est la peinture de l’ardente volonté du chasseur : elle était d’abord innocente, comme toutes les facultés de l’âme ; mais elle se déprave toujours de plus en plus, chaque fois qu’il résiste à sa conscience, et cède à ses passions. Il n’avait d’abord que l’enivrement de la force ; il arrive enfin à celui du crime, et la terre ne peut plus le porter. Les bons et les mauvais penchants de l’homme sont très-bien caractérisés par les deux chevaliers blanc et noir : les mots, toujours les mêmes, que le chevalier blanc prononce pour arrêter le chasseur, sont aussi très-ingénieusement combinés. Les anciens, et les poètes du moyen-âge, ont parfaitement connu l’effroi que cause, dans de certaines circonstances, le retour des mêmes paroles ; il semble qu’on réveille ainsi le sentiment de l’inflexible nécessité. Les ombres, les oracles, toutes les puissances surnaturelles, doivent être monotones ; ce qui est immuable est uniforme ; et c’est un grand art dans certaines fictions, que d’imiter, par les paroles, la fixité solennelle que l’imagination se représente dans l’empire des ténèbres et de la mort.

« On remarque aussi, dans Burger, une certaine familiarité d’expression qui ne nuit point à la dignité de la poésie, et qui en augmente singulièrement l’effet. Quand on parvient à rapprocher de nous la terreur ou l’admiration, sans affaiblir ni l’un ni l’autre, ces sentiments deviennent nécessairement beaucoup plus forts : c’est mêler, dans l’art de peindre, ce que nous voyons tous les jours à ce que nous ne voyons jamais, et ce qui nous est connu nous fait croire à ce qui nous étonne. »

Je ne répète pas les ingénieuses analyses qui se trouvent encore dans ce chapitre de madame de Staël : ses jugements suffisent, et ils seront confirmés peut-être par la lecteure des morceaux dont elle a parlé et que j’ai traduits

Il ne me reste plus qu’à raconter quelque chose de la vie des poètes qui composent ce volume ; car ce n’est point le lieu d’écrire l’histoire de la littérature allemande à propos d’un recueil de poésies ; seulement je vais, comme par transition, passer rapidement en revue les siècles littéraires de l’Allemagne jusqu’à Klopstock, avec qui, ainsi que je l’ai dit, commence une littérature toute nouvelle, et la seule qui mérite notre intérêt.

On n’a que des notions très incertaines sur les anciens poètes germains ; le grand nombre de peuples et d’idiomes différents dont l’Allemagne se composait au temps des Romains est cause de l’embarras des historiens à cet égard. Les ouvrages les plus anciens et les plus remarquables dont on se souvienne sont écrits en gothique ; mais cette langue cessa bientôt d’être en usage, et fut remplacée par la langue franque, que parlaient les Francs qui envahirent la Gaule sous les Mérovingiens. Cette dernière fut parlée aussi en France jusqu’à Charlemagne, qui tenta de la relever de la désuétude où elle commençait à tomber, en Allemagne surtout. Il fit même faire un recueil des légendes et chants nationaux composés en cette langue ; mais elle ne fut plus d’un usage général, et, comme le latin, ne sortit plus de l’enceinte des cours et des couvents. Le saxon ou bas-germain plaisait davantage au peuple, et c’est en saxon que furent composées les premières poésies vraiment nationales de l’Allemagne.

Leur succès fut tel que Charlemagne en fut épouvanté. Ces chants, tout empreints du patriotisme et de la mythologie des Saxons, étaient un des plus grands obstacles au progrès de sa domination et de la religion chrétienne qu’il voulait leur imposer. Aussi furent-ils sévèrement défendus après la conquête, et ceux particulièrement que ces peuples avaient l’habitude d’entonner sur la tombe de leurs parents.

Cette proscription dura encore, même après la dissolution de l’empire de Charlemagne, parce que les ecclésiastiques craignaient aussi l’influence des idées superstitieuses qui régnaient dans ces chants, qu’ils nommaient poésies diaboliques (carmina diabolica).

De là plusieurs siècles où les poésies latines furent seules permises et encouragées ; par conséquent, point de littérature, et un retard immense dans la civilisation.

Le temps des croisades changea un peu la face des choses. Les chevaliers allemands, dans leurs voyages, traversèrent la Provence, les champs poétiques de l’Orient, et, à leur retour ou pendant les loisirs de la guerre sainte, s’occupèrent de littérature, et composèrent un grand nombre de chants dont une partie est venue jusqu’à nous.

Tout cela est une pâle contre-épreuve des poésies romantiques de nos troubadours ; les croisades, les tournois, la galanterie chevaleresque, sont les éternels sujets de ces poèmes, bizarrement enluminés des couleurs vives et joyeuses du Midi et des sombres peintures du Nord ; imitations lourdes et sans génie, parce qu’elles étaient imitations, d’autant plus ridicules que les matériaux en étaient plus riches, comme la grotesque demeure que se bâtit un Turc avec les débris d’un temple grec.

Cependant il y avait là les élémens d’une régénération, si des hommes de génie se fussent rencontrés ; mais le jour n’était pas encore venu, l’Allemagne allait créer l’imprimerie, et une longue stérilité précédait l’enfantement.

Il se trouve pourtant parmi ce chaos un de ces phénomènes isolés qu’on rencontre parfois dans les littératures ; qui ne savent d’où ils viennent ni où ils vont, et que l’on dirait tombés du ciel : je veux parler du célèbre poème des Niebelungen, ou livre des Héros, sorte d’Iliade sans nom d’auteur, recueil de rapsodies nationales beaucoup trop vanté de ceux qui ne l’avaient pas lu, mais qui mérite d’être étudié par les Allemands surtout, et qui d’ailleurs est tellement au-dessus des autres compositions de ces temps-là, qu’on ne peut le rattacher à rien de ce que l’on en connaît.

Ensuite vinrent les maîtres chanteurs, ou meistersënger, troubadours bourgeois qui s’emparèrent de la poésie quand les chevaliers, qui jusque-là l’avaient seuls cultivée, n’en voulurent plus, parce que, dans ces temps de troubles et de guerres, ils avaient à faire autre chose, et que du reste la mode en était passée.

Cette nouvelle époque de la littérature se poursuivit, non sans quelque éclat, jusqu’au temps de la réformation, qui pensa tuer à jamais la poésie en Allemagne, et qui ne la trouvait bonne qu’à rimer des cantiques sacrés. Du reste, le goût des Allemands d’alors pour les sciences positives les détournait encore davantage d’un genre littéraire qui n’avait, jusque-là, produit que peu d’essais remarquables, et pas un bon ouvrage.

A Klopstock ! à Goëthe ! à Schiller ! car cette revue est fatigante : dûssions-nous faire quelque injustice à Opitz, à Gottsched, à Bodmer, poëtes du XVIIe siècle et du commencement du XVIIIe, qui trouveraient une place brillante dans une histoire détaillée de la littérature allemande.

Frédéric Gottlob Klopstock naquit à l’abbaye de Quedlinbourg en 1724. Si l’éclat des premières études pouvait quelque chose pour l’avenir, il eût fallu désespérer de celui de Klopstock.

Cependant cet écolier, ignorant et distrait, dont l’âme s’était conservée encore vierge des Grecs et des Romains, rêvait la poésie moderne ; mais religieuse, actuelle, nationale, et, suivant l’expression de Schlegel, touchant d’une main au christianisme et de l’autre à la mythologie du Nord, comme aux deux éléments principaux de toute culture intellectuelle et de toute poésie européenne moderne. Aussi la sensation que produisit en Allemagne l’apparition de la Messiade fut-elle prodigieuse : l’histoire littéraire de tous les peuples offre peu d’exemples d’un succès aussi éclatant ; c’était un de ces ouvrages que chacun regarde comme la réalisation de tous ses vœux, de toutes ses espérances en littérature, et qui remettent à l’école tous les écrivains d’un siècle. De sorte que rien ne manqua au triomphateur, pas même les insultes des esclaves : toutes les coteries, toutes les écoles littéraires dont ce succès ruinait totalement les principes et la poétique, fondirent furieusement sur le jeune étudiant qui se trouvait être soudain le premier et même le seul poète de l’Allemagne. Mais, au sein de toute cette gloire, Klopstock avait à peine de quoi vivre, et se voyait forcé d’accepter l’offre d’un de ses parents nommé Veiss, qui lui proposait de faire l’éducation de ses enfants. Il se rendit chez lui à Langensalza, et là se prit d’une passion malheureuse pour la sœur de son ami Schmied. Cette jeune fille, qu’il appelle Fanny dans ses poésies, honorait le poète presque comme un Dieu, mais le refusa constamment pour époux. Il tomba alors dans une mélancolie qui dura long-temps : cependant ses études littéraires et ses voyages finirent par l’en guérir si bien, qu’il épousa, en 1754, Marguerite Moller, une de ses admiratrices les plus passionnées.

Or ce fut là la plus belle époque de sa vie ; il terminait les dix premiers chants de la Messiade, et composait ses plus belles odes ; mais depuis la mort de sa femme, arrivée en 1758, et à laquelle il fut extrêmement sensible, il ne retrouva plus les inspirations de sa jeunesse ; seulement il s’enthousiasma plus tard pour les premiers temps de notre révolution, et composa un assez grand nombre d’odes politiques, qui lui valurent le titre de citoyen français.

Cependant le règne de la terreur fut bientôt l’objet de toute son indignation, comme on le verra dans l’ode sur Charlotte Corday : le vieux poète pleurait alors amèrement les dernières illusions pour lesquelles son âme s’était réveillée, et que le couteau de Robespierre avait aussi frappées de mort.

Klopstock mourut à Hambourg en 1803, après avoir été témoin de la plupart des triomphes de Goëthe et de Schiller, dans cette littérature qu’il avait relevée et comme préparée à un essor plus sublime. Il était, ainsi que Vieland et Goëthe, membre de l’Institut national de France.

Goëthe marche le second de cette famille de poètes créateurs ; il mérite encore plus que Klopstock le titre de régénérateur de la littérature allemande, car tous les genres lui furent dévolus, et à tous il traça des routes nouvelles : géant de la poésie romantique moderne, il jouit encore de ses triomphes, et assiste vivant à son immortalité.

Goëthe (Jean Wolfgang) naquit à Francfort-sur-le-Mein en 1749, et se trouve par conséquent aujourd’hui dans sa quatre-vingt-unième année. Son enfance fut plus précoce que celle de Klopstock ; cependant je ne rapporterai pas les singulières anecdotes que les biographes allemands se plaisent à en raconter. Je me méfie beaucoup de ces traits merveilleux de l’enfance des grands hommes, sur lesquels on s’étend d’ordinaire avec tant de complaisance, et où l’on veut voir contenu tout leur avenir ; pourtant il est une anecdote des premières années de Goëthe, racontée par lui-même dans ses Mémoires, avec tant d’agrément que je ne puis résister à l’envie de la citer, mais je me garderai bien d’en tirer des conséquences, on la prendra pour ce que l’on voudra :

« A six ans, le terrible désastre de Lisbonne avait suscité dans cette jeune âme des doutes momentanés sur la bonté divine. A moins de sept ans il conçut la pensée de s’approcher immédiatement de ce grand Dieu de la nature, créateur et conservateur du ciel et de la terre, dont les bontés infinies lui avaient eu bientôt fait oublier les signes de son courroux. « Le moyen que j’employai, dit-il, était assez singulier....... Ne pouvant me figurer cet Etre suprême, je le cherchai dans ses œuvres, et je voulus, à la manière des patriarches, lui élever un autel. Des productions de la nature devaient me servir à représenter le monde, et une flamme allumée pouvait figurer l’âme de l’homme s’élevant vers son Créateur. Je choisis donc les objets les plus précieux dans la collection des raretés naturelles que j’avais sous la main. La difficulté était de les disposer de manière à en former un petit édifice. Mon père avait un beau pupitre de musique en laque rouge à quatre faces, orné de fleurs d’or, et en forme de pyramide, pour exécuter des quartetti ; on s’en servait peu depuis quelque temps : je m’en emparai. J’y disposai, par gradation, les uns au-dessus des autres, mes échantillons d’histoire naturelle, de manière à leur donner un ordre clair et significatif. C’était au lever du soleil que je voulais offrir mon premier acte d’adoration. Je n’étais pas encore décidé sur la manière dont je produirais la flamme symbolique qui devait en même temps exhaler un parfum délicieux. Je réussis enfin à remplir ces deux conditions de mon sacrifice. J’avais à ma disposition de petits grains d’encens : ils pouvaient, sinon jeter une flamme, au moins luire en brûlant et répandre une odeur agréable. Cette douce lueur d’un parfum allumé exprimait même mieux à mon gré ce qui se passe dans notre âme dans un pareil moment. Le soleil était déjà levé depuis long-temps ; mais les maisons voisines en interceptaient encore les rayons. Il se leva enfin assez pour que je pusse, à l’aide d’un miroir ardent, allumer mes grains d’encens artistement disposés dans une belle tasse de porcelaine. Tout réussit selon mes vœux : ma piété fut satisfaite, mon autel devint le principal ornement de la chambre où il était placé. Les autres n’y voyaient qu’une collection de curiosités naturelles, distribuée avec ordre et élégance, moi seul j’en connaissais la destination. Je voulus renouveler ma pieuse cérémonie ; malheureusement quand le soleil se montra, je n’avais pas sous la main de tasse de porcelaine ; je plaçai mes grains d’encens au haut du pupitre ; je les allumai ; mais j’étais tellement absorbé dans mon recueillement que je ne m’aperçus du dégât causé par mon sacrifice que lorsqu’il n’était plus temps d’y porter remède. Les grains d’encens avaient, en brûlant, couvert de taches noires la belle laque rouge et les fleurs d’or qui la décoraient, comme si le malin esprit, chassé par mes prières, eût laissé sur le pupitre les traces ineffaçables de ses pieds.

« Le jeune pontife se trouvait alors dans le plus grand embarras. Il parvint à cacher le dommage au moyen de son édifice de curiosités naturelles ; mais il n’eut plus le courage de renouveler son sacrifice, et il crut trouver dans cet accident un avis du danger qu’il y avait à vouloir s’approcher de Dieu, de quelque manière que ce fût. » (1)

Le père de Goëthe, jurisconsulte distingué, destinait son fils à suivre la même carrière, et se chargea lui-même de son éducation. Il n’avait négligé qu’une chose ; c’était de consulter les goûts du jeune homme, qui cependant, comme il le rapporte lui-même dans ses Mémoires, fit des efforts inconcevables pour s’appliquer à l’étude qu’on désirait lui voir suivre ; mais c’était un de ces caractères qui n’agissent que spontanément, et qui avec les meilleures intentions possibles font toujours tout autre chose que ce qui leur est prescrit ; ainsi il apprenait de lui-même la métaphysique, la géologie, la physiologie, l’anatomie, les langues étrangères, et parvenait à peine à prendre ses degrés dans la science du droit. Mais ce fut bien autre chose quand il commença à entrer dans le monde, un Klopstock lui tomba sous la main, et comme un glaive d’Achille lui révéla tout à coup sa vocation et sa destinée. Dès lors toutes les forces de son âme se tournèrent vers la littérature, et nulle époque n’était plus favorable pour l’apparition d’un homme de génie. Car Klopstock, qui avait commencé une révolution si brillante, était loin de l’avoir terminée ; il avait éveillé partout une soif de poésie, un désir de bons ouvrages qui risquait de s’éteindre faute d’aliments ; en vain tout l’essaim des poètes en sous-ordre aspirait à continuer le grand homme, sa puissante voix qui avait remué l’Allemagne ne trouvait plus que de faibles échos et pas une voix capable de répondre à son appel.

Le génie n’aperçoit pas un chaos sans qu’il lui prenne envie d’en faire un monde ; ainsi Goëthe s’élança avec délices parmi toute cette confusion, et son premier ouvrage, Goetz de Berlichingen fixa tous les regards sur lui. C’était en 1773, il avait alors vingt-quatre ans. Ce drame national qui ouvrit à la scène allemande une nouvelle carrière, valut à son auteur d’universels applaudissements, mais comme il n’avait pu trouver de libraire pour le publier, et qu’il l’avait fait imprimer lui-même, il fut embarrassé pour en payer les frais, à cause d’une contrefaçon qui lui ravit son bénéfice. Werther parut un an après et chacun sait quel bruit fit ce roman dans toute l’Europe : « Ce petit livre, dit Goëthe lui-même, fit une impression prodigieuse, et la raison en est simple ; il parut à point nommé ; une mine fortement chargée, la plus légère étincelle suffit à l’embraser : Werther fut cette étincelle. Les prétentions exagérées, les passions mécontentes, les souffrances imaginaires, tourmentaient tous les esprits. Werther était l’impression fidèle du malaise général ; l’explosion fut donc rapide et terrible. On se laissa même entraîner par le sujet ; et son effet redoubla sous l’empire de ce préjugé absurde qui suppose toujours à un auteur dans l’intérêt de sa dignité l’intention d’instruire. On oubliait que celui qui se borne à raconter n’approuve ni ne blâme, mais qu’il tâche à développer simplement la succession des sentiments et des faits. C’est par là qu’il éclaire, et c’est au lecteur à réfléchir et à juger. »

De ce moment commença cette sorte de fanatisme de toute l’Allemagne pour Goëthe, qui faisait dire à madame de Staël, que « les Allemands chercheraient de l’esprit dans l’adresse d’une lettre écrite de sa main ». Les ouvrages qu’il fit paraître successivement vers cette époque peuvent, il est vrai, nous le faire comprendre, et sont maintenant assez connus en France pour que je me dispense d’en faire l’éloge ; il suffit de nommer Faust, Egmont, Le Tasse, etc., pour trouver des oreilles attentives. En rendre compte n’entre pas dans mon plan, et cependant je n’aurais pas autre chose à faire si je voulais donner ici la vie de Goëthe, car elle ne se compose que d’événements très simples et qui dépendent tous de la publication de ses ouvrages. En 1775, les premiers lui avaient concilié l’amitié du duc de Saxe-Veimar : aussitôt après son avènement, ce prince l’appela auprès de lui et en fit son premier ministre. Depuis cette époque, Goëthe demeura toujours à Veimar, partageant son temps entre les affaires publiques et ses travaux littéraires, et fit de cette petite ville l’Athènes de l’Allemagne. Là se réunirent Schiller, Herder, les deux Schlegel, Stolberg, Barat, Boettiger ; glorieux rivaux, poétique cénacle où descendait le souffle divin, où s’élaborait pour l’Allemagne un siècle de grandeur et de lumières.

Parmi les poètes créateurs de ce temps, il ne faut pas oublier Godefroy-Auguste Burger, qui, moins célèbre que Goëthe, parce qu’il n’embrassa qu’un seul genre de littérature, ne lui fut pas cependant inférieur dans ce genre. Ses poésies sont même plus populaires en Allemagne, et c’est la sorte de gloire dont il fut le plus avide, et qu’en effet les écrivains généralement paraissent estimer trop peu. Burger fut poète dès sa plus tendre enfance, mais pas autre chose. En vain son père voulut-il le forcer d’apprendre le latin ; au bout de deux ans d’études il savait à peine sa première déclinaison : sa jeunesse fut très-dissipée ; et ce fut au point que ses parents l’abandonnèrent, jusqu’à son retour à une vie meilleure, qui se fit assez long-temps attendre. Enfin de bons amis parvinrent à lui inspirer le goût de l’étude, et l’un d’eux, Boie, lui procura un petit emploi. Ce fut vers ce temps (1772) qu’il composa la fameuse ballade de Lénore, qu’on chante encore dans toute l’Allemagne. Deux ans après, il se maria, mais cette union ne fut pas heureuse. Après la mort de sa femme il épousa sa belle-sœur, et la perdit peu de mois après. Un troisième mariage mit le comble à ses chagrins, et accéléra sa mort, qui eut lieu le 8 juin 1794. Burger a laissé des chansons, des ballades, des contes, des épigrammes, et quelques traductions fort estimées en prose et en vers. Parmi ces dernières on distingue Macbeth, que Schiller traduisit aussi.

Je viens de nommer Schiller, et c’est encore un de ces noms qu’on ne peut prononcer en France sans éveiller un concert de louanges et d’admiration. Chacun se rappelle les nombreux succès qu’obtinrent sur notre scène, même des imitations faibles de ses principaux ouvrages : Wallstein, Marie Stuart, Fiesque, Jeanne d’Arc, Amour et Intrigue, Don Carlos, Guillaume Tell, tout cela nous est apparu successivement, et l’on peut dire que le drame moderne n’a rien produit de meilleur en France ni en Angleterre.

Jean Frédéric Schiller naquit, en 1759, à Marbach, petite ville de Souabe ; son père, qui était jardinier du duc de Wurtemberg, lui fit faire quelques études, jusqu’au temps où le duc de Wurtemberg le prit sous sa protection, et lui ayant fait apprendre un peu de médecine, le nomma à vingt ans par grâce singulière chirurgien de son régiment de grenadiers. Mais le jeune Schiller, qui avait peu de goût pour cette carrière, en avait pris beaucoup au contraire pour le théâtre, et composa vers ce temps, son premier ouvrage, les Brigands, qui fut représenté à Manheim avec un grand succès. Son protecteur cependant ne s’en émerveilla pas, et lui ordonna d’en finir avec le théâtre sous peine de perdre sa protection. Sa sévérité s’étendit jusqu’à le priver quelque temps de sa liberté : l’homme qui avait écrit les Brigands devait souffrir plus que tout autre d’une telle punition ; aussi saisit-il avec empressement la première occasion de s’échapper, et dès ce moment la littérature fut sa seule ressource. Il se fixa à Manheim et y composa plusieurs pièces de théâtre, qui, à l’âge de vingt-quatre ans, le placèrent au premier rang des écrivains de sa patrie. C’est de cette époque (1783) que datent ses premières poésies, qui furent universellement admirées, et lui valurent une belle place auprès de Goëthe, que dans ce genre pourtant il n’effaça pas. C’est ce que ne peuvent se figurer ceux qui les lisent dans les traductions, car là Schiller est plus brillant et il reste plus de lui ; mais la grâce, la naïveté, le charme de la versification, voilà ce que les traductions ne peuvent rendre, et les imitations encore moins.

Schiller fit paraître, en 1790, son histoire de la guerre de trente ans, qui est un des plus beaux monuments historiques que les Allemands aient produit. En 1792, sa réputation était déjà européenne et l’Assemblée nationale lui déféra le titre de citoyen français ; récompense alors banale, mais qui eut une heureuse influence, s’il est vrai, comme on l’a dit, qu’il composa sa tragédie de Jeanne d’Arc, comme tribut de reconnaissance envers cette nouvelle patrie. Vers les derniers temps de sa vie, il publia un grand nombre de traductions à l’exemple de Goëthe, et mourut en terminant une version littérale de Phèdre.

Il était âgé de 45 ans, et succomba à une fièvre catarrhale que ses travaux continuels avaient aggravée. On lui demanda quelques instants avant sa mort comment il se trouvait : « Toujours plus tranquille. » Et il expira.

C’était le 9 mai 1805 : sa mort causa un deuil universel, d’autant plus profond qu’elle était moins attendue, et que le souvenir de ses sublimes travaux était encore une espérance. Ses restes ont été transférés depuis dans le tombeau des rois : une telle distinction n’ajoutera rien à sa gloire ; mais elle honore le pays et le prince qui l’ont décernée.

(1) Mémoires de Goëthe, publié par Aubert de Vitry.

GÉRARD.

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