février 1830 (BF) — Poésies allemandes. Goethe

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GOËTHE

 

MA DÉESSE.

Laquelle doit-on désirer le plus entre toutes les filles du ciel ? Je laisse à chacun son opinion ; mais je préférerai, moi, cette fille chérie de Dieu, éternellement mobile et toujours nouvelle, l’imagination.

Car il l’a douée de tous les caprices joyeux qu’il s’était réservés à lui seul, et la folle déesse fait aussi ses délices.

Soit qu’elle aille, couronnée de roses, un sceptre de lis à la main, errer dans les plaines fleuries, commander aux papillons, et, comme l’abeille, s’abreuver de rosée dans le calice des fleurs ;

Soit qu’elle aille, toute échevelée et le regard sombre, s’agiter dans les vents à l’entour des rochers, puis se montrer aux hommes teintes des couleurs du matin et du soir, changeante comme les regards de la lune.

Remercions tous notre père du ciel, qui nous donna pour compagne, à nous pauvres humains, cette belle, cette impérissable amie !

Car il l’a unie à nous seuls par des nœuds divins, et lui a ordonné d’être notre épouse fidèle dans la joie comme dans la peine, et de ne nous quitter jamais.

Toutes les autres misérables espèces qui habitent cette terre vivante et féconde errent au hasard, cherchant leur nourriture au travers des plaisirs grossiers et des douleurs amères d’une existence bornée, et courbée sans cesse sous le joug du besoin.

Mais, nous, il nous a accordé sa fille bien-aimée ; réjouissons-nous ! et traitons-la comme une maîtresse chérie ; qu’elle occupe la place de la dame de la maison.

Et que la sagesse, cette vieille marâtre, se garde bien de l’offenser.

Je connais sa sœur aussi : moins jeune, plus posée, elle est ma paisible amie. Oh ! puisse-t-elle ne jamais me quitter avant que ma vie s’éteigne, celle qui fit si long-temps mon bonheur et ma consolation ! l’espérance !

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COMPLAINTE

DE LA NOBLE FEMME D’AZAN-AGA.

imitée du morlaque.

 

Qu’aperçoit-on de blanc, là-bas, dans la verte forêt ?... de la neige ou des cygnes ? Si c’était de la neige, elle serait fondue ; des cygnes, ils s’envoleraient. Ce n’est pas de la neige, ce ne sont pas des cygnes, c’est l’éclat des tentes d’Azan-Aga. C’est là qu’il est couché, souffrant de ses blessures ; sa mère et sa sœur sont venues le visiter ; une excessive timidité retient sa femme de se montrer à lui.

Mais ses blessures vont beaucoup mieux, et il envoie dire ceci à son épouse fidèle : « Ne m’attends plus à ma cour, tu ne m’y verras plus, ni parmi les miens. »

Lorsque l’épouse eut reçu ces dures paroles, elle resta interdite et profondément affligée : voilà qu’elle entendit les pas d’un cheval devant la porte ; elle crut que c’était son époux Azan qui venait, et monta dans sa tour pour s’en précipiter à sa vue. Mais ses deux filles s’élancèrent effrayées sur ses pas en versant des larmes amères : « Ce n’est point le cheval de notre père Azan, c’est ton frère Pintorowich qui vient. »

Et l’épouse d’Azan court au-devant de son frère, l’entoure de ses bras en gémissant : « Vois la honte, mon frère, où ta sœur est réduite... Il m’a abandonnée !... la mère de cinq enfants ! »

Le frère se tait : il tire de sa poche la lettre de séparation, enveloppée de soie rouge, qui renvoie l’épouse à sa mère, et la laisse libre de se donner à un autre.

L’épouse, après avoir connu ce triste message, baise au front ses deux fils, ses deux filles aux joues ; mais hélas ! au moment de quitter son dernier enfant encore à la mamelle, sa douleur redouble et elle ne peut faire un pas.

Le frère, impatient, l’enlève, la met en croupe sur son cheval, et se hâte, avec cette femme éplorée, vers la demeure de ses pères.

Peu de temps s’était écoulé, pas encore sept jours, mais c’était bien assez, que déjà plusieurs nobles s’étaient présentés pour consoler notre veuve et la demander en mariage.

Et même le puissant cadi d’Imoski ; et la femme fit en pleurant cette prière à son frère : « Je t’en conjure par ta vie, ne me donne pas à un autre époux, de peur qu’ensuite la vue de mes pauvres enfants ne me brise le cœur. »

Le frère ne s’émut point de ces paroles, décidé à la donner au cadi d’Imoski ; mais la vertueuse femme le supplia enfin pour toute grâce d’envoyer au cadi un billet qui contenait ces mots : « La jeune veuve te salue amicalement, et par la présente lettre, te supplie avec respect que lorsque tu viendras accompagné de tes esclaves, tu lui apportes un long voile, afin qu’elle s’en enveloppe en passant devant la maison d’Azan, et qu’elle ne puisse pas y voir ses enfants chéris. »

A peine le cadi eut-il lu cet écrit, qu’il assembla tous ses esclaves, et se prépara à aller au-devant de la veuve avec le voile qu’elle demandait.

Il arriva heureusement à la demeure de la princesse, elle en ressortit heureusement avec lui. Mais, lorsqu’elle passa devant la maison d’Azan, les enfants reconnurent leur mère, et l’appelèrent ainsi : « Reviens, reviens dans ta maison, viens manger le pain du soir avec tes enfants ! » L’épouse d’Azan fut toute émue de ces paroles, elle se tourna vers le prince : « Permets que les esclaves et les chevaux s’arrêtent devant cette porte chérie, afin que je fasse encore quelques dons à mes petits enfants. »

Et ils s’arrêtèrent devant cette porte chérie ; et elle fit des dons à ses pauvres enfants ; elle donna aux garçons des bottines brodées en or, aux filles de riches habits, et au plus petit, qui s’agitait dans son berceau, une robe qu’il mettrait quand il serait plus grand.

Azan-Aga était caché et voyait tout cela, et rappela ses enfants d’une voix émue : « Revenez à moi, mes pauvres petits, le cœur de votre mère est glacé, il est tout à fait fermé et ne sait plus compatir à nos peines. »

L’épouse d’Azan entendit cela, elle se précipita à terre toute blême, et la vie abandonna son cœur déchiré, lorsqu’elle vit ses enfants fuir devant elle.

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L’AIGLE ET LA COLOMBE.

Un jeune aigle avait pris son vol pour chercher sa proie ; la flèche d’un chasseur l’atteint et lui coupe le tendon de l’aile droite. Il tombe dans un bois de myrthes, où, pendant trois jours, il dévore sa douleur ; où pendant trois longues nuits, il s’abandonne à la souffrance. Enfin, le baume universel le soulage, le baume de la bienfaisante nature : il se glisse hors du bois, et agite ses ailes.... Hélas ! c’en est fait ! le tendon est coupé ! à peine peut-il raser la surface de la terre pour chasser une vile proie ; profondément affligé, il va se poser sur une humble pierre au bord d’un ruisseau ; il lève ses regards vers le chêne, vers le ciel, et puis une larme a mouillé son œil superbe.

Voilà que deux colombes qui folâtraient parmi les myrthes viennent s’abattre près de lui ; elles errent en sautillant sur le sable doré, traversant côte à côte le ruisseau, et leur œil rouge, qui se promène au hasard autour d’elles se fixe enfin sur l’oiseau affligé. Le mâle, à qui cette vue inspire un intérêt mêlé de curiosité, presse son essor vers le bosquet le plus voisin, et regarde l’aigle avec un air de complaisance et d’amitié :

« Tu es triste, ami, reprends courage : n’as-tu pas autour de toi tout ce qu’il faut pour un bonheur tranquille ? Des rameaux d’or te protègent contre les feux du jour ; tu peux sur la tendre mousse qui borde le ruisseau, exposer ta poitrine aux rayons du soleil couchant. Tu promèneras tes pas parmi les fleurs couvertes d’une fraîche rosée ; ce bois t’offrira une nourriture délicate et abondante, ce ruisseau pur apaisera ta soif.... O mon ami ! le vrai bonheur est dans la modération, et la modération trouve partout ce qu’il lui faut. — O sage ! s’écria l’aigle en retombant sur lui-même avec une douleur plus sombre ; ô sagesse ! tu parles bien comme une colombe ! »

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LE CHERCHEUR DE TRÉSORS.

Pauvre d’argent, malade de cœur, je traîne ici des jours bien longs ; la misère est le plus grand des maux, la richesse le plus grand des biens ! Il faut que je mette fin à mes peines, que je découvre un trésor... Dussé-je pour cela sacrifier mon âme et signer ma perte avec mon sang !

Et je me mis à tracer des cercles et des cercles encore : une flamme magique les parcourut bientôt ; alors, je mêlai ensemble des herbes et des ossements, et le mystère fut accompli. Je creusai la terre à la place indiquée par les flammes, sûr d’y rencontrer un vieux trésor... La nuit autour de moi était noire et orageuse.

Et je vis une lumière de loin ; c’était comme une étoile qui s’avançait du bout de l’horizon : minuit sonna, elle se rapprocha de plus en plus, et je distinguai bientôt que cette clarté éblouissante était produite par une coupe enchantée que portait un bel enfant.

Des yeux d’une douceur infinie étincelaient sous sa couronne de fleurs ; il entra dans mon cercle magique, tout resplendissant de l’éclat du vase divin qu’il portait, et m’invita gracieusement à y boire, et je me dis : « Cet enfant, avec sa boisson merveilleuse, ne peut être l’esprit malin.

— Bois, me dit-il, bois le désir d’une vie plus pure, et tu comprendras mes avis : ne reviens plus en ces lieux, tourmenté d’une fatale avidité, n’y creuse plus la terre dans une espérance coupable ; travaille le jour, réjouis-toi le soir ; passe les semaines dans l’activité, les fêtes dans la joie, et des changements magiques s’opéreront dans ton existence. »

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CONSOLATION DANS LES LARMES.

Comment es-tu si triste au milieu de la commune joie ? On voit à tes yeux que sûrement tu as pleuré.

— Si j’ai pleuré solitaire, c’est d’une douleur qui n’afflige que moi ; et les larmes que je verse sont si douces, qu’elles me soulagent le cœur.

Viens ! de joyeux amis t’invitent, viens reposer sur notre sein, et, quelque objet que tu aies perdu, daigne nous confier ta perte.

— Parmi tout votre bruit, tout votre tumulte, vous ne pouvez comprendre ce qui fait mon tourment : hé bien ! non, je n’ai rien perdu, quel que soit ce qui me manque !

— Alors, relève-toi, jeune homme ! à ton âge l’on a des forces, et du courage pour acquérir.

— Oh ! non, je ne puis l’acquérir ! ce qui me manque est trop loin de moi... C’est quelque chose d’aussi élevé, d’aussi beau que les étoiles du ciel !

Les étoiles, on ne peut pas les désirer ; on jouit de leur éclat, on les contemple avec ravissement, lorsque la nuit est claire.

— Oui, je contemple le ciel avec ravissement, pendant des jours entiers : oh ! laissez-moi pleurer la nuit, aussi long-temps que je pourrai pleurer !

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LE ROI DES AULNES.

Qui voyage si tard dans la nuit et le vent ?... C’est le père et son fils, petit garçon, qu’il serre dans ses bras pour le garantir de l’humidité et le tenir bien chaud.

— « Mon enfant, qu’as-tu à cacher ton visage avec tant d’inquiétude ? — Papa, ne vois-tu pas le roi des Aulnes ?... Le roi des Aulnes, avec sa couronne et sa queue ? — Rien, mon fils, qu’une ligne de brouillard. »

— « Viens, charmant enfant, viens avec moi... A quels beaux jeux nous jouerons ensemble ; il y a de bien jolies fleurs sur les bords du ruisseau, et, chez ma mère, des habits tout brodés en or ! »

— « Mon père, mon père, entends-tu ce que le roi des Aulnes me promet tout bas ? — Sois tranquille, enfant, sois tranquille ; c’est le vent qui murmure parmi les feuilles séchées. »

— « Beau petit, viens avec moi ! mes filles t’attendent déjà : elles dansent la nuit, mes filles ; elles te caresseront, joueront et chanteront pour toi. »

— Mon père, mon père, ne vois-tu pas les filles du roi des Aulnes, là-bas où il fait sombre ? — Mon fils, je vois ce que tu veux dire... Je vois les vieux saules, qui sont tout gris ! »

— « Je t’aime, petit enfant, ta figure me charme ; viens avec moi de bonne volonté, ou de force je t’entraîne. — « Mon père ! mon père ! il me saisit, il m’a blessé, le roi des Aulnes ! »

Le père frissonne, il précipite sa marche, serre contre lui son fils, qui respire péniblement, atteint enfin sa demeure... L’enfant était mort dans ses bras.

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L’ÉLÈVE SORCIER.

Le vieux maître est enfin sorti, et je prétends que ses génies fassent aussi ma volonté. J’ai bien remarqué les signes et les paroles qu’il emploie, et j’aurai bien la hardiesse de faire comme lui des miracles.

« Allons ! allons ! vite à l’ouvrage : que l’eau coule dans ce bassin, et qu’on me l’emplisse jusqu’aux bords ! »

Approche donc, vieux balai : prends-moi ces haillons ; depuis long-temps, tu es fait au service, et tu te soumettras aisément à devenir mon valet. Tiens-toi debout sur deux jambes, lève la tête, et vas vite, va donc ! me chercher de l’eau dans ce vase.

« Allons ! allons ! vite à l’ouvrage : que l’eau coule dans ce bassin, et qu’on me l’emplisse jusqu’aux bords ! »

Tiens ! le voilà qui court au rivage !... Vraiment, il est au bord de l’eau !... Et puis il revient accomplir mon ordre avec la vitesse de l’éclair !... Une seconde fois !... Comme le bassin se remplit ! comme les vases vont et viennent bien sans répandre !

Attends donc ! Attends donc ! ta tâche est accomplie ! Hélas ! mon Dieu ! mon Dieu !... j’ai oublié les paroles magiques !

Ah ! ce mot, il était à la fin, je crois ; mais quel était-il ? Le voilà qui revient de nouveau ! Cesseras-tu, vieux balai ?... Toujours de nouvelle eau qu’il apporte plus vite encore !... Hélas ! quelle inondation me menace !

Non, je ne puis plus y tenir... Il faut que je l’arrête... Ah ! l’effroi me gagne !.... Mais quel geste, quel regard me faut-il employer ?

Envoyé de l’enfer, veux-tu donc noyer toute la maison ? Ne vois-tu pas que l’eau se répand partout à grands flots ? Un imbécile de balai qui ne comprend rien ! Mais bâton que tu es, demeure donc en repos !

Tu ne veux pas t’arrêter, à la fin !... Je vais, pour t’apprendre, saisir une hache, et te fendre en deux !

Voyez-vous qu’il y revient encore ! Comme je vais me jeter sur toi et te faire tenir tranquille !... Oh ! oh ! ce vieux bâton se fend en craquant !.... C’est vraiment bien fait : le voici en deux, et maintenant, je puis espérer qu’il me laissera tranquille.

Mon Dieu ! mon Dieu ! les deux morceaux se transforment en valets droits et agiles !... Au secours, puissance divine !

Comme ils courent ! Salle, escaliers, tout est submergé ! Quelle inondation !.... O mon seigneur et maître, venez donc à mon aide ! Ah ! le voilà qui vient ! — Maître, sauvez-moi du danger : j’ai osé évoquer vos esprits, et je ne puis plus les retenir.

— « Balai ! balai ! à ton coin ! et vous, esprits, n’obéissez désormais qu’au maître habile, qui vous fait servir à ses vastes desseins. »

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LE VOYAGEUR.

 

LE VOYAGEUR.

Dieu te bénisse, jeune femme, ainsi que l’enfant que nourrit ton sein ! Laisse-moi, sur ces rochers, à l’ombre de ces ormes, déposer mon fardeau, et me délasser près de toi.

LA FEMME.

Quel motif te fait, pendant la chaleur du jour, parcourir ce sentier poudreux ? Apportes-tu des marchandises de la ville pour les vendre dans ces contrées ? Tu souris, étranger, de cette question.

LE VOYAGEUR.

Je n’apporte point de marchandises de la ville. Mais le soir va bientôt répandre sa fraîcheur ; montre-moi, aimable jeune femme, la fontaine où tu te désaltères.

LA FEMME.

Voici un sentier dans les rochers.... Monte devant : ce chemin parmi les broussailles conduit à la chaumière que j’habite, à la fontaine où je me désaltère.

LE VOYAGEUR.

Des traces de la main industrieuse de l’homme au milieu de ces buissons ! Ce n’est pas toi qui as uni ces pierres, ô nature, si riche dans ton désordre !

LA FEMME.

Encore plus haut !

LE VOYAGEUR.

Une architrave couverte de mousse ! je te reconnais, esprit créateur ! tu as imprimé ton cachet sur la pierre !

LA FEMME.

Monte toujours, étranger !

LE VOYAGEUR.

Voici que je marche sur une inscription... Et ne pouvoir la lire ! Vous n’êtes plus, ô paroles, si profondément ciselées dans le marbre, et qui deviez rendre témoignage devant mille générations de la piété de votre auteur !

LA FEMME.

Tu t’étonnes, étranger, de voir ces pierres ; autour de ma chaumière il y en a bien d’autres !

LE VOYAGEUR.

Là haut ?

LA FEMME.

Sur la gauche, en traversant les buissons.... Ici.

LE VOYAGEUR.

O muses ! ô grâces !

LA FEMME.

C’est ma chaumière.

LE VOYAGEUR.

Les débris d’un temple !

LA FEMME.

Et, plus bas, sur le côté, coule la source où je me désaltère.

LE VOYAGEUR.

Tu vis encore sur ta tombe, divin génie ! ton chef-d’œuvre s’est écroulé sur toi, ô immortel !

LA FEMME.

Attends, je vais te chercher un vase pour boire.

LE VOYAGEUR.

Le lierre revêt maintenant tes créations légères et divines : — Comme tu t’élances du sein de ces décombres, couple gracieux de colonnes, et toi, leur sœur, là-bas solitaire !.... la tête couverte de mousse, vous jetez sur vos compagnes, à vos pieds renversées, un regard triste mais majestueux ! La terre, les débris, nous les cachent ; des ronces et de hautes herbes les couvrent encore de leur ombre : estimes-tu donc si peu, ô nature ! les chefs-d’œuvre de ton chef-d’œuvre ? Tu ruines sans pitié ton propre sanctuaire, et tu y sèmes le chardon !

LA FEMME.

Comme mon petit garçon dort bien ! étranger, veux-tu te reposer dans la chaumière, ou si tu préfères rester ici à l’air ? Il fait frais. Prends le petit, que j’aille te chercher de l’eau. — Dors, mon enfant, dors !

LE VOYAGEUR.

Que son sommeil est doux ! comme il respire paisiblement et dans sa brillante santé !.... Toi qui naquis sur ces restes saints du passé, puisse son génie venir reposer sur toi ! Celui que son souffle caresse saura, comme un Dieu, jouir de tous les jours ! Tendre germe, fleuris, sois l’honneur du superbe printemps, brille devant tous tes frères, et quand tes fleurs tomberont fanées, qu’un beau fruit s’élève de ton sein, pour mûrir aux feux du soleil !

LA FEMME.

Que Dieu te bénisse ! — Et il dort encore ? Mais je n’ai avec cette eau fraîche qu’un morceau de pain à t’offrir !

LE VOYAGEUR.

Je te remercie. Comme tout fleurit autour de nous, et reverdit !

LA FEMME.

Mon mari va bientôt revenir des champs : ô reste, étranger, reste pour manger avec nous le pain du soir !

LE VOYAGEUR.

C’est ici que vous habitez ?

LA FEMME.

Oui, là, parmi ces murs : mon père a bâti la chaumière avec des tuiles et des décombres, et nous y demeurons depuis. Il me donna à un laboureur, et mourut dans nos bras. — As-tu bien dormi, mon amour ? Comme il est gai, comme il veut jouer, le petit fripon !

LE VOYAGEUR.

O nature inépuisable ! tu as créé tous les êtres pour jouir de la vie ! tu as partagé ton héritage à tous tes enfants comme une bonne mère.... A chacun une habitation. L’hirondelle bâtit son nid dans les donjons, et s’inquiète peu des ornements que cache son ouvrage. La chenille file autour de la branche dorée un asile d’hiver pour ses œufs ; et toi, homme ! tu te bâtis une chaumière avec les débris sublimes du passé....... Tu jouis sur des tombes ! — Adieu, heureuse femme.

LA FEMME.

Tu ne veux donc pas rester ?

LE VOYAGEUR.

Dieu vous garde ! Dieu bénisse votre enfant !

LA FEMME.

Je te souhaite un heureux voyage.

LE VOYAGEUR.

Où me conduira ce sentier que j’aperçois sur la montagne ?

LA FEMME.

A Cumes.

LE VOYAGEUR.

Y a-t-il encore loin ?

LA FEMME.

Trois bons milles.

LE VOYAGEUR.

Adieu. — Guide mes pas, nature, les pas d’un étranger sur ces tombeaux sacrés d’autrefois ; guide-moi vers une retraite qui me protège contre le vent du nord, où un bois de peupliers me garde des rayons brûlants du midi ; et quand le soir je rentrerai dans ma chaumière, le visage doré des derniers feux du soleil, fais que j’y trouve une pareille femme avec un enfant dans ses bras.

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LE BARDE.

« Qu’entends-je là bas, à la porte ? qui chante sur le pont-levis ? il faut que ces chants se rapprochent de nous et résonnent dans cette salle. » Le roi dit, un page court ; le page revient et le roi crie : « Que l’on fasse entrer le vieillard ! »

« — Salut, nobles seigneurs, salut aussi, belles dames : je vois ici le ciel ouvert, étoiles sur étoiles ! Qui pourrait en dire les noms ? Mais, dans cette salle, toute pleine de richesses et de grandeur, fermez-vous, mes yeux, ce n’est pas le moment d’admirer.

Le Barde ferme les yeux, et sa puissante voix résonne... Les chevaliers lèvent des yeux en feu ; les dames baissent leurs doux regards. Le roi, charmé, envoie chercher une chaîne d’or pour récompenser un si beau talent.

« Une chaîne à moi ! donnez-en à vos chevaliers, dont la valeur brise les lances ennemies ; donnez à votre chancelier ce fardeau précieux pour qu’il l’ajoute aux autres qu’il porte.

« Je chante, moi, comme l’oiseau chante dans le feuillage ; que des sons mélodieux s’échappent de mes lèvres, voilà ma récompense ; cependant, j’oserai vous faire une prière, une seule : qu’on me verse du vin dans la plus belle coupe, une coupe d’or pur. »

Il approche la coupe de ses lèvres, il boit : « O liqueur douce et rafraîchissante ! heureuse la maison où un tel don est peu de chose ! Mais, dans le bonheur, songez à moi !... Vous remercierez Dieu d’aussi bon cœur que je vous remercie pour cette coupe de vin. »

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LE ROI DE THULÉ.

BALLADE.

Il était un roi de Thulé qui fut fidèle jusqu’au tombeau, et à qui son amie mourante fit présent d’une coupe d’or.

Cette coupe ne le quitta plus ; il s’en servait à tous ses repas, et chaque fois qu’il y buvait, ses yeux s’humectaient de larmes.

Et lorsqu’il sentit son heure approcher, il compta ses villes, ses trésors, et les abandonna à ses héritiers, mais il garda sa coupe chérie.

Il s’assit à sa table royale, entouré de ses chevaliers, dans la salle antique d’un palais que baignait la mer.

Ensuite il se leva, vida le vase sacré pour la dernière fois, et puis le lança dans les ondes.

Il le vit tomber, s’emplir, disparaître, et ses yeux s’éteignirent soudain....... Et, depuis, il ne but plus une goutte !

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LES MYSTÈRES.

DÉDICACE.

Le matin parut, et ses pas chassèrent le doux sommeil qui m’enveloppait mollement ; je me réveillai, et quittai ma paisible demeure ; je me dirigeai vers la montagne, le cœur tout rajeuni. A chaque pas, des fleurs brillantes, penchant la tête sous la rosée, venaient réjouir mes regards ; le jour nouveau s’emparait du monde avec transport, et tout se ranimait pour ranimer mon âme.

Et, comme je montais, un brouillard se détacha de la surface du fleuve de la prairie, et s’y répandit en bandes grisâtres. Bientôt il s’éleva, s’épaissit, et voltigea autour de moi. Là disparut la belle perspective qui me ravissait ; un voile sombre enveloppa la contrée, et j’étais comme enseveli dans les nuages, comme isolé dans le crépuscule.

Tout-à-coup, le soleil sembla percer la nue : un doux rayon la divisa et se répandit bientôt, victorieux, autour des bois et des collines. Avec quel plaisir je saluai le retour du soleil ; il me semblait plus beau après avoir été obscurci, et son triomphe n’était pas accompli encore que déjà j’étais tout ébloui de sa gloire.

Une puissance secrète rendit la force à mon âme, et je rouvris les yeux ; mais ce ne put être qu’un regard furtif, car le monde ne me paraissait plus que flamme et qu’éclat ; puis une figure divine voltigeait devant moi parmi les nuages.... Jamais je n’ai vu de traits plus gracieux... Elle me regarda et s’arrêta, mollement balancée par la brise.

« Ne me reconnais-tu pas ? dit-elle d’une voix pleine d’intérêt et de confiance ; ne me reconnais-tu pas, moi qui répandis tant de fois un baume céleste sur les blessures de ton âme ; moi qui me suis attaché ton cœur par d’éternels liens, que je resserrais toujours et toujours ? Ne t’ai-je pas vu répandre bien des larmes d’amour, lorsque, tout enfant encore, tu me poursuivais avec tant de zèle ? »

— « Oui, m’écriai-je tombant de joie à ses pieds, que de fois j’ai ressenti tes bienfaits ! Tu m’as accordé souvent la consolation et le repos, quand toutes les passions de la jeunesse se disputaient mon corps et ma vie ! Que de fois, dans cette saison dévorante, tu as rafraîchi mon front de ton souffle divin, tu m’as comblé des dons les plus précieux, et c’est de toi que j’attends encore tout mon bonheur.

« Je ne te nomme pas, car je t’entends nommer par bien d’autres qui te disent à eux ; tous les regards se dirigent vers toi, mais ton éclat fait baisser presque tous les yeux. Hélas ! quand je m’égarais aussi, j’avais bien des rivaux ; depuis que je te connais, je suis presque seul. Mais il faut que je me félicite en moi-même d’un tel bonheur, et que je renferme avec soin la lumière dont tu m’as éclairé. »

Elle sourit et dit : « Tu vois comme il est nécessaire que je ne me dévoile aux hommes qu’avec prudence ; toi-même, à peine es-tu capable d’échapper à la plus grossière illusion ; à peine deviens-tu maître de tes premières volontés que tu te crois aussitôt plus qu’un mortel, et que tu te révoltes contre tes devoirs d’hommes ! Pourquoi donc te distingues-tu des autres ? Connais-toi, et tu vivras en paix avec le monde. »

— « Pardonne, m’écriai-je, je reconnais ma faute. Pourquoi aurais-je en vain les yeux ouverts ? Une volonté franche anime tout mon être, je reconnais enfin tout le prix de tes dons ; désormais je veux être utile à mes semblables, en n’ensevelissant pas la source où j’ai puisé : pourquoi donc aurais-je frayé des sentiers nouveaux, si je ne devais pas les indiquer à mes frères. »

Et je parlais encore, quand la déesse me jeta un regard de compassion ; je cherchais à y lire ce qu’il y avait eu dans mes paroles d’erreur ou de vanité : elle sourit, et je me rassurai ; un nouvel espoir monta vers mon cœur, et je pus m’approcher d’elle avec plus de confiance, afin de la contempler mieux.

Elle étendit la main à travers les nuages légers et la vapeur qui l’entouraient, et ce qui restait de brouillard acheva de se dissiper ; mes yeux purent de nouveau pénétrer dans la vallée, le ciel était pur... La divine apparition se balançait seule dans les airs, et son voile transparent s’y déroulait en mille plis.

« Je te connais, je connais tes faiblesses, je sais aussi tout ce qu’il y a de bon en toi. » Telles furent ses paroles, qu’il me semblera toujours entendre. « Écoute maintenant ce que j’ai à te dire ; il ne faut point t’enorgueillir de mes dons, mais les recevoir avec une âme calme : comme le soleil dissipe les brouillards du matin, ainsi la seule vérité peut arracher le voile qui couvre la beauté des muses. »

« Et ne le jetez au vent, toi et tes amis, que pendant la chaleur du jour ; alors, la brise du soir vous apportera le frais et le parfum des fleurs, alors s’apaisera le vent des passions humaines ; des nuages légers rafraîchiront les airs, le jour sera doux, et la nuit sera pure. »

« Venez vers moi, amis, quand le fardeau de la vie vous semblera trop lourd ; et la prospérité répandra sur vous ses fleurs brillantes et ses fruits d’or ; et nous marcherons réunis vers un nouveau jour ; ainsi, le bonheur accompagnera notre vie et notre voyage, et, quand il nous faudra finir, nos derniers neveux, tout en pleurant notre perte, jouiront encore des fruits de notre amour.

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