1er janvier 1853 (BF) — Petits châteaux de Bohême. Prose et poésie, chez Eugène Didier.

La publication en feuilleton de La Bohême galante dont l’objectif était de retracer l’itinéraire de son écriture poétique a suscité chez Nerval une interrogation plus approfondie sur sa démarche créatrice d’écrivain poète et prosateur : « Château de cartes, château de Bohême, château en Espagne, — telles sont les premières stations à parcourir pour tout poëte » Est-il de ceux qui réussirent à atteindre « ce fameux château de briques et de pierre, rêvé dans la jeunesse » ? Reprise des premiers chapitres de La Bohême galante, le premier château rappelle l’inspiration ronsardisante de la jeunesse, le deuxième château est la « radieuse histoire, poétique et lyrique à la fois » de l’inspiration dramaturgique illustrée par Les Deux rendez-vous, publiés en 1839 et devenus ici Corilla, le troisième château est le temps des sonnets inspirés par « les nuits de fièvre et d’insomnie », 7 des 12 sonnets qui constitueront Les Chimères, regroupés ici sous le titre de « Mysticisme » auxquels Nerval ajoute, comme une inspiration renouvelée de la jeunesse « quelques fleurs poétiques […] dans la forme de l’odelette aimée, — sur le rhythme sautillant d’un orchestre d’opéra. »

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PETITS CHÂTEAUX

DE

BOHÊME

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PROSE ET POÉSIE

À UN AMI

 

O Primavera, gioventù de l’anno,
Bella madre di fiori
D’herbe novelle e di novelli amori...
 
Pastor fido.
 

Mon ami, vous me demandez si je pourrais retrouver quelques-uns de mes anciens vers, et vous vous inquiétez même d’apprendre comment j’ai été poëte, longtemps avant de devenir un humble prosateur.

Je vous envoie les trois âges du poëte — il n’y a plus en moi qu’un prosateur obstiné. J’ai fait les premiers vers par enthousiasme de jeunesse, les seconds par amour, les derniers par désespoir. La Muse est entrée dans mon cœur comme une déesse aux paroles dorées ; elle s’en est échappée comme une pythie en jetant des cris de douleur. Seulement, ses derniers accents se sont adoucis à mesure qu’elle s’éloignait. Elle s’est détournée un instant, et j’ai revu comme en un mirage les traits adorés d’autrefois !

La vie d’un poëte est celle de tous. Il est inutile d’en définir toutes les phases. Et maintenant :

Rebâtissons, ami, ce château périssable
Que le souffle du monde a jeté sur le sable.
Replaçons le sopha sous les tableaux flamands...

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PREMIER CHÂTEAU

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I

LA RUE DU DOYENNÉ

C’était dans notre logement commun de la rue du Doyenné, que nous nous étions reconnus frères — Arcades ambo — , dans un coin du vieux Louvre des Médicis, — bien près de l’endroit où exista l’ancien hôtel de Rambouillet.

Le vieux salon du doyen, aux quatre portes à deux battants, au plafond historié de rocailles et de guivres, — restauré par les soins de tant de peintres, nos amis, qui sont depuis devenus célèbres, retentissait de nos rimes galantes, traversées souvent par les rires joyeux ou les folles chansons des Cydalises.

Le bon Rogier souriait dans sa barbe, du haut d’une échelle, où il peignait sur un des trois dessus de glace un Neptune, — qui lui ressemblait ! Puis, les deux battants d’une porte s’ouvraient avec fracas : c’était Théophile. — On s’empressait de lui offrir un fauteuil Louis XIII, et il lisait, à son tour, ses premiers vers, — pendant que Cydalise 1re, ou Lorry, ou Victorine, se balançaient nonchalamment dans le hamac de Sarah la blonde, tendu à travers l’immense salon.

Quelqu’un de nous se levait parfois, et rêvait à des vers nouveaux en contemplant, des fenêtres, les façades sculptées de la galerie du Musée, égayée de ce côté par les arbres du manège.

Vous l’avez bien dit :

Théo, te souviens-tu de ces vertes saisons
Qui s’effeuillaient si vite en ces vieilles maisons,
Dont le front s’abritait sous une aile du Louvre ?

Ou bien, par les fenêtres opposées, qui donnaient sur l’impasse, on adressait de vagues provocations aux yeux espagnols de la femme du commissaire, qui apparaissaient assez souvent au-dessus de la lanterne municipale.

Quels temps heureux ! On donnait des bals, des soupers, des fêtes costumées, — on jouait de vieilles comédies, où mademoiselle Plessy, étant encore débutante, ne dédaigna pas de jouer un rôle : — c’était celui de Béatrice dans Jodelet. — Et que notre pauvre Édouard était comique dans les rôles d’Arlequin (1) !

Nous étions jeunes, toujours gais, souvent riches... Mais je viens de faire vibrer la corde sombre : notre palais est rasé. J’en ai foulé les débris l’automne passée. Les ruines mêmes de la chapelle, qui se découpaient si gracieusement sur le vert des arbres, et dont le dôme s’était écroulé un jour, au dix-huitième siècle, sur six malheureux chanoines réunis pour dire un office, n’ont pas été respectées. Le jour où l’on coupera les arbres du manège, j’irai relire sur la place la Forêt coupée de Ronsard :

Écoute, bûcheron, arreste un peu le bras :
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas ;
Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoutte à force,
Des nymphes, qui vivaient dessous la dure écorce ?

Cela finit ainsi, vous le savez :

La matière demeure et la forme se perd !

Vers cette époque, je me suis trouvé, un jour encore, assez riche pour enlever aux démolisseurs et racheter deux lots de boiseries du salon, peintes par nos amis. J’ai les deux dessus de portes de Nanteuil, le Watteau de Vattier, signé ; les deux panneaux longs de Corot, représentant deux Paysages de Provence : le Moine rouge, de Châtillon, lisant la Bible sur la hanche cambrée d’une femme nue, qui dort (2) ; les Bacchantes, de Chassériau, qui tiennent des tigres en laisse comme des chiens ; les deux trumeaux de Rogier, où la Cydalise, en costume Régence, — en robe de taffetas feuille morte, — triste présage, — sourit, de ses yeux chinois, en respirant une rose, en face du portrait en pied de Théophile, vêtu à l’espagnole. L’affreux propriétaire, qui demeurait au rez-de-chaussée, mais sur la tête duquel nous dansions trop souvent, après deux ans de souffrances qui l’avaient conduit à nous donner congé, a fait couvrir depuis toutes ces peintures d’une couche à la détrempe, parce qu’il prétendait que les nudités l’empêchaient de louer à des bourgeois. — Je bénis le sentiment d’économie qui l’a porté à ne pas employer la peinture à l’huile.

De sorte que tout cela est à peu près sauvé. Je n’ai pas retrouvé le Siège de Lérida, de Lorenz, où l’armée française monte à l’assaut, précédée par des violons ; ni les deux petits Paysages de Rousseau, qu’on aura sans doute coupés d’avance ; mais j’ai, de Lorentz, une maréchale poudrée en uniforme Louis XV. — Quant au lit renaissance, à la console médicis, aux deux buffets (3), au Ribeira (4), aux tapisseries des quatre éléments, il y a longtemps que tout cela s’était dispersé. — Où avez-vous perdu tant de belles choses ? me dit un jour Balzac. — Dans les malheurs ! lui répondis-je en citant un de ses mots favoris.

(1) Notamment dans le Courrier de Naples, du théâtre des grands boulevards.

(2) Même sujet que le tableau qui se trouvait chez Victor Hugo.

(3) Heureusement, Alphonse Karr possède le buffet aux trois femmes et aux trois Satyres, avec des ovales de peintures du temps sur les portes.

(4) La Mort de saint Joseph est à Londres, chez Gavarni.

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II

PORTRAITS

Reparlons de la Cydalise, ou plutôt n’en disons qu’un mot : — Elle est embaumée et conservée à jamais dans le pur cristal d’un sonnet de Théophile, — du Théo, comme nous disions.

Théophile a toujours passé pour solide ; il n’a jamais cependant pris de ventre, et s’est conservé tel encore que nous le connaissions. Nos vêtements étriqués sont si absurdes, que l’Antinoüs, habillé d’un habit, semblerait énorme, comme la Vénus, habillée d’une robe moderne ; l’un aurait l’air d’un fort de la halle endimanché, l’autre d’une marchande de poisson. L’armature colossale du corps de notre ami (on peut le dire, puisqu’il voyage en Grèce aujourd’hui), lui fait souvent du tort auprès des dames abonnées aux journaux de modes ; une connaissance plus parfaite lui a maintenu la faveur du sexe le plus faible et le plus intelligent ; il jouissait d’une grande réputation dans notre cercle, et ne se mourait pas toujours aux pieds chinois de la Cydalise.

En remontant plus haut dans mes souvenirs, je retrouve un Théophile maigre... Vous ne l’avez pas connu. Je l’ai vu un jour, étendu sur un lit, — long et vert, — la poitrine chargée de ventouses. Il s’en allait rejoindre, peu à peu, son pseudonyme, Théophile de Viau, dont vous avez décrit les amours panthéistes, — par le chemin ombragé de l’Allée de Sylvie. Ces deux poëtes, séparés par deux siècles, se seraient serré la main, aux Champs-Élysées de Virgile, beaucoup trop tôt.

Voici ce qui s’est passé à ce sujet :

Nous étions plusieurs amis, d’une société antérieure, qui menions gaiement une existence de mode alors, même pour les gens sérieux. Le Théophile mourant nous faisait peine, et nous avions des idées nouvelles d’hygiène, que nous communiquâmes aux parents. Les parents comprirent, chose rare ; mais ils aimaient leur fils. On renvoya le médecin, et nous dîmes à Théo : « Lève-toi… et viens souper. » La faiblesse de son estomac nous inquiéta d’abord. Il s’était endormi et senti malade à la première représentation de Robert le Diable.

On rappela le médecin. Ce dernier se mit à réfléchir, et, le voyant plein de santé au réveil, dit aux parents : « Ses amis ont peut-être raison. »

Depuis ce temps-là, le Théophile refleurit. — On ne parla plus de ventouses, et on nous l’abandonna. La nature l’avait fait poëte, nos soins le firent presque immortel. Ce qui réussissait le plus sur son tempérament, c’était une certaine préparation de cassis sans sucre, que ses sœurs lui servaient dans d’énormes amphores en grès de la fabrique de Beauvais ; Ziégler a donné depuis des formes capricieuses à ce qui n’était alors que de simples cruches au ventre lourd. Lorsque nous nous communiquions nos inspirations poétiques, on faisait, par précaution, garnir la chambre de matelas, afin que le paroxysme, dû quelquefois au Bacchus du cassis, ne compromît pas nos têtes avec les angles des meubles.

Théophile, sauvé, n’a plus bu que de l’eau rougie, et un doigt de champagne dans les petits soupers.

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III

LA REINE DE SABA

Revenons-y. — Nous avions désespéré d’attendrir la femme du commissaire. — Son mari, moins farouche qu’elle, avait répondu, par une lettre fort polie, à l’invitation collective que nous leur avions adressée. Comme il était impossible de dormir dans ces vieilles maisons, à cause des suites chorégraphiques de nos soupers, — munis du silence complaisant des autorités voisines, — nous invitions tous les locataires distingués de l’impasse, et nous avions une collection d’attachés d’ambassades, en habits bleus à boutons d’or, de jeunes conseillers d’État (1), de référendaires en herbe, dont la nichée d’hommes déjà sérieux, mais encore aimables, se développait dans ce pâté de maisons, en vue des Tuileries et des ministres voisins. Ils n’étaient reçus qu’à condition d’amener des femmes du monde, protégées, si elles y tenaient, par des dominos et des loups.

Les propriétaires et les concierges étaient seuls condamnés à un sommeil troublé — par les accord d’un orchestre de guinguette choisi à dessein, et par les bonds éperdus d’un galop monstre, qui, de la salle aux escaliers et des escaliers à l’impasse, allait aboutir nécessairement à une petite place entourée d’arbres, — où un cabaret s’était abrité sous les ruines imposantes de la chapelle du Doyenné. Au clair de lune, on admirait encore les restes de la vaste coupole italienne qui s’était écroulée, au dix-huitième siècle, sur six malheureux chanoines, — accident duquel le cardinal Dubois fut un instant soupçonné.

Mais vous me demanderez d’expliquer encore, en pâle prose, ces quatre vers de votre pièce intitulée : Vingt ans.

D’où vous vient, ô Gérard, cet air académique ?
Est-ce que les beaux yeux de l’Opéra-Comique
S’allumeraient ailleurs ? La reine du Sabbat,
Qui, depuis deux hivers, dans vos bras se débat,
Vous échapperait-elle ainsi qu’une chimère ?
Et Gérard répondait : « Que la femme est amère ! »

Pourquoi du Sabbat... mon cher ami ? et pourquoi jeter maintenant de l’absinthe dans cette coupe d’or, moulée sur un beau sein ?

Ne vous souvenez-vous plus des vers de ce Cantique des Cantiques, où l’Ecclésiaste nouveau s’adresse à cette même reine du matin :

La grenade qui s’ouvre au soleil d’Italie
N’est pas si gaie encore, à mes yeux enchantés,
Que ta lèvre entr’ouverte, ô ma belle folie,
Où je bois à longs flots le vin des voluptés.

La reine de Saba, c’était bien celle, en effet, qui me préoccupait alors, — et doublement. — Le fantôme éclatant de la fille des Hémiarites tourmentait mes nuits sous les hautes colonnes de ce grand lit sculpté, acheté en Touraine, et qui n’était pas encore garni de sa brocatelle rouge à ramages. Les salamandres de François Ier me versaient leur flamme du haut des corniches, où se jouaient des amours imprudents. ELLE m’apparaissait radieuse, comme au jour où Salomon l’admira s’avançant vers lui dans les splendeurs pourprées du matin. Elle venait me proposer l’éternelle énigme que le Sage ne put résoudre, et ses yeux, que la malice animait plus que l’amour, tempéraient seuls la majesté de son visage oriental. — Qu’elle était belle ! non pas plus belle cependant qu’une autre reine du matin, dont l’image tourmentait mes journées.

Cette dernière réalisait vivante mon rêve idéal et divin. Elle avait, comme l’immortelle Balkis, le don communiqué par la huppe miraculeuse. Les oiseaux se taisaient en entendant ses chants, — et l’auraient certainement suivie à travers les airs.

La question était de la faire débuter à l’Opéra. Le triomphe de Meyerbeer devenait le garant d’un nouveau succès. J’osai en entreprendre le poëme. J’aurais réuni ainsi dans un trait de flamme les deux moitié de mon double amour. — C’est pourquoi, mon ami, vous m’avez vu si préoccupé dans une de ces nuits splendides où notre Louvre était en fête. — Un mot de Dumas m’avait averti que Meyerbeer nous attendait à sept heures du matin.

(1) L’un d’eux s’appelait Van Daël, jeune homme charmant, mais dont le nom a porté malheur à notre château.

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IV

UNE FEMME EN PLEURS

Je ne songeais qu’à cela au milieu du bal. Une femme, que vous vous rappelez sans doute, pleurait à chaudes larmes dans un coin du salon, et ne voulait, pas plus que moi, se résoudre à danser. Cette belle éplorée ne pouvait parvenir à cacher ses peines. Tout à coup, elle me prit le bras et me dit : « Ramenez-moi, je ne puis rester ici. »

Je sortis en lui donnant le bras. Il n’y avait pas de voiture sur la place. Je lui conseillai de se calmer et de sécher ses yeux, puis de rentrer ensuite dans le bal ; elle consentit seulement à se promener sur la petite place.

Je savais ouvrir une certaine porte en planches qui donnait sur le manège, et nous causâmes longtemps au clair de la lune, sous les tilleuls. Elle me raconta longuement tous ses désespoirs.

Celui qui l’avait amenée s’était épris d’une autre ; de là une querelle intime ; puis elle avait menacée de s’en retourner seule, ou accompagnée ; il lui avait répondu qu’elle pouvait bien agir à son gré. De là les soupirs, de là les larmes.

Le jour ne devait pas tarder à poindre. La grande sarabande commençait. Trois ou quatre peintres d’histoire, peu danseurs de leur nature, avaient fait ouvrir le petit cabaret et chantaient à gorge déployée : Il était un raboureur, ou bien : C’était un calonnier qui revenait de Flandre, souvenir des réunions joyeuses de la mère Saguet. — Notre asile fut bientôt troublé par quelques masques qui avaient trouvé ouverte la petite porte. On parlait d’aller déjeuner à Madrid — au Madrid du bois de Boulogne — ce qui se faisait quelquefois. Bientôt le signal fut donné, on nous entraîna, et nous partîmes à pied, escortés par trois gardes françaises, dont deux étaient simplement MM. d’Egmont et de Beauvoir ; — le troisième, c’était Giraud, le peintre ordinaire des gardes françaises.

Les sentinelles des Tuileries ne pouvaient comprendre cette apparition inattendue qui semblait le fantôme d’une scène d’il y a cent ans, où des gardes françaises auraient mené au violon une troupe de masques tapageurs. De plus, l’une des deux petites marchandes de tabac si jolies, qui faisaient l’ornement de nos bals, n’osa se laisser emmener à Madrid sans prévenir son mari, qui gardait la maison.

Nous l’accompagnâmes à travers les rues. Elle frappa à sa porte. Le mari parut à une fenêtre de l’entresol. Elle lui cria : « Je vais déjeuner avec ces messieurs. » Il répondit : « Va-t’en au diable !... C’était bien la peine de me réveiller pour cela ! »

La belle désolée faisait une résistance assez faible pour se laisser entraîner à Madrid, et moi je faisais mes adieux à Rogier en lui expliquant que je voulais aller travailler à mon scenario. — Comment ! tu ne nous suis pas ; cette dame n’a plus d’autre cavalier que toi... et elle t’avait choisi pour la reconduire. — Mais j’ai rendez-vous à sept heures chez Meyerbeer, entends-tu bien ? 

Rogier fut pris d’un fou rire. Un de ses bras appartenait à la Cydalise ; il offrit l’autre à la belle dame, qui me salua d’un petit air moqueur. J’avais servi du moins à faire succéder un sourire à ses larmes.

J’avais quitté la proie pour l’ombre... comme toujours !

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IV [sic pour V]

PRIMAVERA

En ce temps, je ronsardisais — pour me servir d’un mot de Malherbe. Il s’agissait alors pour nous, jeunes gens, de rehausser la vieille versification française, affaiblie par les langueurs du dix-huitième siècle, troublée par les brutalités des novateurs trop ardents ; mais il fallait aussi maintenir le droit antérieur de la littérature nationale dans ce qui se rapporte à l’invention et aux formes générales.

Mais, me direz-vous, il faut enfin montrer ces premiers vers, ces juvenilia. « Sonnez-moi ces sonnets », comme disait Du Bellay.

Eh bien ! étant admise l’étude assidue de ces vieux poëtes, croyez bien que je n’ai nullement cherché à en faire le pastiche, mais que leurs formes de style m’impressionnaient malgré moi, comme il est arrivé à beaucoup de poëtes de notre temps.

Les odelettes, ou petites odes de Ronsard, m’avaient servi de modèle. C’était encore une forme classique, imitée par lui d’Anacréon, de Bion, et, jusqu’à un certain point, d’Horace. La force concentrée de l’odelette, ne me paraissait pas moins précieuse à conserver que celle du sonnet, où Ronsard s’est inspiré si heureusement de Pétrarque, de même que, dans ses élégies, il a suivi les traces d’Ovide ; toutefois, Ronsard a été généralement plutôt grec que latin : c’est là ce qui distingue son école de celle de Malherbe.

Vous verrez, mon ami, si ces poésies déjà vieilles ont conservé encore quelque parfum. — J’en ai écrit de tous les rhythmes, imitant plus ou moins, comme l’on fait quand on commence.

L’ode sur les papillons est encore une coupe à la Ronsard, et cela peut se chanter sur l’air du cantique de Joseph. Remarquez une chose, c’est que les odelettes se chantaient et devenaient même populaires, témoin cette phrase du Roman comique : « Nous entendîmes la servante, qui, d’une bouche imprégnée d’ail, chantait l’ode du vieux Ronsard :

« Allons de nos voix
Et de nos luths d’ivoire
Ravir les esprits ! »

Ce n’était, du reste, que renouvelé des odes antiques, lesquelles se chantaient aussi. J’avais écrit les premières sans songer à cela, de sorte qu’elles ne sont nullement lyriques. La dernière : « Où sont nos amoureuses ? » est venue malgré moi, sous forme de chant ; j’en avais trouvé en même temps les vers et la mélodie, que j’ai été obligé de faire noter, et qui a été trouvée très-concordante aux paroles.

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ODELETTES

À ARSÈNE HOUSSAYE.

 

AVRIL

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Déjà les beaux jours, la poussière,
Un ciel d’azur et de lumière,
Les murs enflammés, les longs soirs ;
Et rien de vert : à peine encore
Un reflet rougeâtre décore
Les grands arbres aux rameaux noirs !
 
Ce beau temps me pèse et m’ennuie,
Ce n’est qu’après des jours de pluie
Que doit surgir, en un tableau,
Le printemps verdissant et rose ;
Comme une nymphe fraîche éclose,
Qui, souriante, sort de l’eau.

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FANTAISIE

Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber ;
Un air très-vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.
 
Or, chaque fois que je viens à l’entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C’est sous Louis treize… Et je crois voir s’étendre
Un coteau vert que le couchant jaunit,
 
Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs.
 
Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens…
Que, dans une autre existence peut-être,
J’ai déjà vue ! — et dont je me souviens !

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LA GRAND’MÈRE

Voici trois ans qu’est morte ma grand’mère,
— La bonne femme, — et quand on l’enterra,
Parents, amis, tout le monde pleura
D’une douleur bien vraie et bien amère.
 
Moi seul j’errais dans la maison, surpris
Plus que chagrin ; et, comme j’étais proche
De son cercueil, — quelqu’un me fit reproche
De voir cela sans larmes et sans cris.
 
Douleur bruyante est bien vite passée :
Depuis trois ans, d’autres émotions,
Des biens, des maux, — des révolutions, —
Ont dans les cœurs sa mémoire effacée.
 
Moi seul j’y songe, et la pleure souvent ;
Depuis trois ans, par le temps prenant force,
Ainsi qu’un nom gravé dans une écorce,
Son souvenir se creuse plus avant !

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LA COUSINE

L’hiver a ses plaisirs ; et souvent, le dimanche,
Quand un peu de soleil jaunit la terre blanche,
Avec une cousine on sort se promener…
— Et ne vous faites pas attendre pour dîner,
 
Dit la mère. Et quand on a bien, aux Tuileries
Vu sous les arbres noirs les toilettes fleuries,
La jeune fille a froid… et vous fait observer
Que le brouillard du soir commence à se lever.
 
Et l’on revient, parlant du beau jour qu’on regrette,
Qui s’est passé si vite… et de flamme discrète :
Et l’on sent en rentrant, avec grand appétit,
Du bas de l’escalier, — le dindon qui rôtit.

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PENSÉE DE BYRON

Par mon amour et ma constance
J’avais cru fléchir ta rigueur,
Et le souffle de l’espérance
Avait pénétré dans mon cœur ;
Mais le temps qu’en vain je prolonge
M’a découvert la vérité,
L’espérance a fui comme un songe…
Et mon amour seul m’est resté !
 
Il est resté comme un abîme
Entre ma vie et le bonheur,
Comme un mal dont je suis victime,
Comme un poids jeté sur mon cœur !
Dans le chagrin qui me dévore,
Je vois mes beaux jours s’envoler…
Si mon œil étincelle encore
C’est qu’une larme en va couler !

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GAIETÉ

Petit piqueton de Mareuil,
Plus clairet qu’un vin d’Argenteuil,
Que ta saveur est souveraine !
Les Romains ne t’ont pas compris
Lorsqu’habitant l’ancien Paris
Ils te préféraient le Surêne.
 
Ta liqueur rose, ô joli vin !
Semble faite du sang divin
De quelque nymphe bocagère ;
Tu perles au bord désiré
D’un verre à côtes, coloré
Par les teintes de la fougère.
 
Tu me guéris pendant l’été
De la soif qu’un vin plus vanté
M’avait laissé depuis la veille ;
Ton goût suret, mais doux aussi,
Happant mon palais épaissi,
Me rafraîchit quand je m’éveille.
 
Eh quoi ! si gai dès le matin,
Je foule d’un pied incertain
Le sentier où verdit ton pampre !...
— Et je n’ai pas de Richelet
Pour finir ce docte couplet…
Et trouver une rime en ampre.

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POLITIQUE

1832

Dans Sainte-Pélagie,
Sous ce règne élargie,
Où, rêveur et pensif,
Je vis captif,
 
Pas une herbe ne pousse
Et pas un brin de mousse
Le long des murs grillés
Et frais taillés.
 
Oiseau qui fends l’espace...
Et toi, brise, qui passe
Sur l’étroit horizon
De la prison,
 
Dans votre vol superbe
Apportez-moi quelque herbe,
Quelque gramen mouvant
Sa tête au vent !
 
Qu’à mes pieds tourbillonne
Une feuille d’automne
Peinte de cent couleurs
Comme les fleurs !
 
Pour que mon âme triste
Sache encore qu’il existe
Une nature, un Dieu
Dehors ce lieu.
 
Faites-moi cette joie,
Qu’un instant je revoie
Quelque chose de vert
Avant l’hiver !

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LE POINT NOIR

Quiconque a regardé le soleil fixement
Croit voir devant ses yeux voler obstinément
Autour de lui, dans l’air, une tache livide.
 
Ainsi tout jeune encore et plus audacieux,
Sur la gloire un instant j’osai fixer les yeux :
Un point noir est resté dans mon regard avide.
 
Depuis, mêlée à tout comme un signe de deuil,
Partout, sur quelque endroit que s’arrête mon œil,
Je la vois se poser aussi, la tache noire !
 
Quoi, toujours ? Entre moi sans cesse et le bonheur !
Oh! c’est que l’aigle seul — malheur à nous, malheur! —
Contemple impunément le Soleil et la Gloire.

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LES PAPILLONS

I

Le papillon ! fleur sans tige,
Qui voltige,
Que l’on cueille en un réseau ;
Dans la nature infinie
Harmonie 
Entre la plante et l’oiseau !...
 
Quand revient l’été superbe,
Je m’en vais au bois tout seul :
Je m’étends dans la grande herbe,
Perdu dans ce vert linceul.
Sur ma tête renversée,
Là, chacun d’eux à son tour,
Passe, comme une pensée
De poésie ou d’amour !
 
Voici le papillon Faune,
Noir et jaune :
Voici le Mars azuré,
Agitant des étincelles
Sur ses ailes,
D’un velours riche et moiré.
 
Voici le Vulcain rapide,
Qui vole comme un oiseau :
Son aile noire et splendide
Porte un grand ruban ponceau ;
Dieux ! le Soufré, dans l’espace,
Comme un éclair a relui…
Mais le joyeux Nacré passe,
Et je ne vois plus que lui !

 

II

Comme un éventail de soie
Il déploie
Son manteau semé d’argent ;
Et sa robe bigarrée
Est dorée
D’un or verdâtre et changeant.
 
Voici le Machaon-Zèbre,
De fauve et de noir rayé ;
Le Deuil, en habit funèbre,
Et le Miroir bleu strié :
Voici l’Argus, feuille-morte,
Le Morio, le Grand-Bleu,
Et le Paon-de-Jour qui porte
Sur chaque aile un œil de feu !
 
Mais le soir brunit nos plaines ;
Les Phalènes
Prennent leur essor bruyant,
Et les Sphinx aux couleurs sombres
Dans les ombres
Voltigent en tournoyant.
 
C’est le Grand-Paon, à l’œil rose
Dessiné sur un fond gris,
Qui ne vole qu’à nuit close,
Comme les chauves-souris ;
Le Bombice du troène,
Rayé de jaune et de vert,
Et le papillon du chêne,
Qui ne meurt pas en hiver !...

 

III

Malheur, papillons que j’aime,
Doux emblème,
À vous pour votre beauté !...
Un doigt de votre corsage,
Au passage,
Froisse, hélas ! le velouté !...
 
Une toute jeune fille,
Au cœur tendre, au doux souris,
Perçant vos cœurs d’une aiguille,
Vous contemple, l’œil surpris :
Et vos pattes sont coupées
Par l’ongle blanc qui les mord,
Et vos antennes crispées
Dans les douleurs de la mort !...

___

NI BONJOUR, NI BONSOIR

Sur un air grec

.

Ne kalimera ne ora kali
Le matin n’est plus ! le soir pas encore :
Pourtant de nos yeux l’éclair a pâli.

Ne kalimera ne ora kali
Mais le soir vermeil ressemble à l’aurore,
Et la nuit, plus tard, amène l’oubli !

___

LES CYDALISES

Où sont nos amoureuses ?
Elles sont au tombeau :
Elles sont plus heureuses
Dans un séjour plus beau !
 
Elles sont près des anges,
Dans le fond du ciel bleu,
Et chantent les louanges
De la Mère de Dieu !
 
Ô blanche fiancée !
Ô jeune vierge en fleur !
Amante délaissée,
Que flétrit la douleur :
 
L’éternité profonde
Souriait dans vos yeux...
Flambeaux éteints du monde
Rallumez-vous aux cieux !

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SECOND CHÂTEAU

 

Celui-là fut un château d’Espagne, construit avec des châssis, des fermes et des praticables... Vous en dirai-je la radieuse histoire, poétique et lyrique à la fois ? Revenons d’abord au rendez-vous donné par Dumas, et qui m’en avait fait manquer un autre.

J’avais écrit avec tout le feu de la jeunesse un scenario fort compliqué, qui parut faire plaisir à Meyerbeer. J’emportai avec effusion l’espérance qu’il me donnait, seulement un autre opéra, les Frères Corses, lui était déjà destiné par Dumas, et le mien n’avait qu’un avenir assez lointain. J’en avais écrit un acte, lorsque j’apprends, tout d’un coup, que le traité fait entre le grand poëte et le grand compositeur se trouve rompu, je ne sais pourquoi. — Dumas partait pour son voyage de la Méditerranée, Meyerbeer avait déjà repris la route de l’Allemagne. La pauvre Reine de Saba, abandonnée de tous, est devenue depuis un simple conte oriental qui fait partie des Nuits du Rhamazan.

C’est ainsi que la poésie tomba dans la prose et mon château théâtral dans le troisième dessous. — Toutefois, les idées scéniques et lyriques s’étaient éveillées en moi, j’écrivis en prose un acte d’opéra-comique, me réservant d’y intercaler, plus tard, des morceaux. Je viens d’en retrouver le manuscrit primitif, qui n’a jamais tenté les musiciens auxquels je l’ai soumis. Ce n’est donc qu’un simple proverbe que je n’insère ici qu’à titre d’épisode de ces petits mémoires littéraires.

[Reprise du texte des Deux Rendez-vous. Seul le nom de l’héroïne change]

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TROISIÈME CHÂTEAU

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Château de cartes, château de Bohème, château en Espagne, — telles sont les premières stations à parcourir pour tout poëte. Comme ce fameux roi dont Charles Nodier a raconté l’histoire, nous en possédons au moins sept de ceux-là pendant le cours de notre vie errante, — et peu d’entre nous arrivent à ce fameux château de briques et de pierre, rêvé dans la jeunesse, — d’où quelque belle aux longs cheveux nous sourit amoureusement à la seule fenêtre ouverte, tandis que les vitrages treillis[s]és reflètent les splendeurs du soir.

En attendant, je crois bien que j’ai passé une fois par le château du diable. Ma cydalise, à moi, perdue, à jamais perdue !... Une longue histoire, qui s’est dénouée dans un pays du nord, — et qui ressemble à tant d’autres ! Je ne veux ici que donner le motif des vers suivants, conçus dans la fièvre et dans l’insomnie. Cela commence par le désespoir et cela finit par la résignation.

Puis, revient un souffle épuré de la première jeunesse, et quelques fleurs poétiques s’entr’ouvrent encore, dans la forme de l’odelette aimée, — sur le rhythme sautillant d’un orchestre d’opéra.

 

MYSTICISME

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LE CHRIST AUX OLIVIERS

Dieu est mort ! le ciel est vide...
Pleurez, enfants, vous n’avez plus de père !
JEAN PAUL.

 

I

Quand le Seigneur, levant au ciel ses maigres bras,
Sous les arbres sacrés, comme font les poëtes,
Se fut longtemps perdu dans ses douleurs muettes,
Et se jugea trahi par des amis ingrats ;
 
Il se tourna vers ceux qui l’attendaient en bas
Rêvant d’être des rois, des sages, des prophètes…
Mais engourdis, perdus dans le sommeil des bêtes,
Et se prit à crier : « Non, Dieu n’existe pas ! »
 
Ils dormaient. « Mes amis, savez-vous la nouvelle ?
J’ai touché de mon front à la voûte éternelle ;
Je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours !
 
Frères, je vous trompais : Abîme ! abîme ! abîme !
Le dieu manque à l’autel, où je suis la victime...
Dieu n’est pas! Dieu n’est plus! » Mais ils dormaient toujours !

II

Il reprit : « Tout est mort ! J’ai parcouru les mondes ;
Et j’ai perdu mon vol dans leurs chemins lactés,
Aussi loin que la vie, en ses veines fécondes,
Répand des sables d’or et des flots argentés :
 
Partout le sol désert côtoyé par des ondes,
Des tourbillons confus d’océans agités...
Un souffle vague émeut les sphères vagabondes,
Mais nul esprit n’existe en ces immensités.
 
En cherchant l’œil de Dieu, je n’ai vu qu’un orbite
Vaste, noir et sans fond ; d’où la nuit qui l’habite
Rayonne sur le monde et s’épaissit toujours ;
 
Un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre,
Seuil de l’ancien chaos dont le néant est l’ombre,
Spirale, engloutissant les Mondes et les Jours !

III

« Immobile Destin, muette sentinelle,
Froide Nécessité !… Hasard qui t’avançant,
Parmi les mondes morts sous la neige éternelle,
Refroidis, par degrés l’univers pâlissant,
 
Sais-tu ce que tu fais, puissance originelle,
De tes soleils éteints, l’un l’autre se froissant…
Es-tu sûr de transmettre une haleine immortelle,
Entre un monde qui meurt et l’autre renaissant ?...
 
Ô mon père ! est-ce toi que je sens en moi-même ?
As-tu pouvoir de vivre et de vaincre la mort ?
Aurais-tu succombé sous un dernier effort
 
De cet ange des nuits que frappa l’anathème...
Car je me sens tout seul à pleurer et souffrir,
Hélas ! et, si je meurs, c’est que tout va mourir ! »

IV

Nul n’entendait gémir l’éternelle victime,
Livrant au monde en vain tout son cœur épanché ;
Mais prêt à défaillir et sans force penché,
Il appela le seul — éveillé dans Solyme :
 
« Judas ! lui cria-t-il, tu sais ce qu’on m’estime,
Hâte-toi de me vendre, et finis ce marché :
Je suis souffrant, ami ! sur la terre couché...
Viens ! ô toi qui, du moins, as la force du crime ! »
 
Mais Judas s’en allait, mécontent et pensif,
Se trouvant mal payé, plein d’un remords si vif
Qu’il lisait ses noirceurs sur tous les murs écrites...
 
Enfin Pilate seul, qui veillait pour César,
Sentant quelque pitié, se tourna par hasard :
« Allez chercher ce fou ! » dit-il aux satellites.

V

C’était bien lui, ce fou, cet insensé sublime...
Cet Icare oublié qui remontait les cieux,
Ce Phaéton perdu sous la foudre des dieux,
Ce bel Atys meurtri que Cybèle ranime !
 
L’augure interrogeait le flanc de la victime,
La terre s’enivrait de ce sang précieux...
L’univers étourdi penchait sur ses essieux,
Et l’Olympe un instant chancela vers l’abîme :
 
« Réponds ! criait César à Jupiter Ammon,
Quel est ce nouveau dieu qu’on impose à la terre ?
Et si ce n’est un dieu, c’est au moins un démon... »
 
Mais l’oracle invoqué pour jamais dut se taire ;
Un seul pouvait au monde expliquer ce mystère :
— Celui qui donna l’âme aux enfants du limon.

 

DAPHNÉ

Jam redit et virgo…

La connais-tu Daphné, cette ancienne romance,
Au pied du sycomore, ou sous les mûriers blancs,
Sous l’olivier, le myrthe, ou les saules tremblants,
Cette chanson d’amour qui toujours recommence !
 
Reconnais-tu le Temple au péristyle immense,
Et les citrons amers où s’imprimaient tes dents,
Et la grotte, fatale aux hôtes imprudents,
Où du dragon vaincu dort l’antique semence ?...
 
Ils reviendront, ces Dieux, que tu pleures toujours...
Le temps va ramener l’ordre des anciens jours,
La terre a tressailli d’un souffle prophétique :
 
Cependant la sybille, au visage latin,
Est endormie encor sous l’arc de Constantin…
Et rien n’a dérangé le sévère Portique.

 

VERS DORÉS

Eh quoi ! tout est sensible !

PYTHAGORE.

Homme ! libre penseur ! te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ?
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l’univers est absent.
 
Respecte dans la bête un esprit agissant :
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;
Un mystère d’amour dans le métal repose ;
« Tout est sensible ! » Et tout sur ton être est puissant.
 
Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t’épie :
À la matière même un verbe est attaché...
Ne la fais pas servir à quelque usage impie !
 
Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché ;
Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres !

 

 

LYRISME

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ESPAGNE

Mon doux pays des Espagnes
Qui voudrait fuir ton beau ciel,
Tes cités et tes montagnes,
Et ton printemps éternel ?
 
Ton air pur qui nous enivre,
Tes jours, moins beaux que tes nuits,
Tes champs, où Dieu voudrait vivre
S’il quittait son paradis.
 
Autrefois ta souveraine,
L’Arabie, en te fuyant,
Laissa sur ton front de reine
Sa couronne d’Orient !
 
Un écho redit encore
À ton rivage enchanté
L’antique refrain du Maure :
Gloire, amour et liberté !

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CHŒUR D’AMOUR

Ici l’on passe
Des jours enchantés !
L’ennui s’efface
Aux cœurs attristés
Comme la trace
Des flots agités.
 
Heure frivole
Et qu’il faut saisir,
Passion folle
Qui n’est qu’un désir,
Et qui s’envole
Après le plaisir !

PIQUILLO (avec Dumas.). — Mus[ique] de Monpou.

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CHANSON GOTHIQUE

Belle épousée,
J’aime tes pleurs !
C’est la rosée
Qui sied aux fleurs.
 
Les belles choses
N’ont qu’un printemps,
Semons de roses
Les pas du Temps !
 
Soit brune ou blonde
Faut-il choisir ?
Le Dieu du monde,
C’est le plaisir.

LES MONTÉNÉGRINS. —Mus[ique] de Limnander.

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LA SÉRÉNADE

(D’UHLAND)

— Oh ! quel doux chant m’éveille ?
— Près de ton lit je veille,
Ma fille ! et n’entends rien...
Rendors-toi, c’est chimère !
— J’entends dehors, ma mère,
Un chœur aérien !...
 
— Ta fièvre va renaître.
— Ces chants de la fenêtre
Semblent s’être approchés.
— Dors, pauvre enfant malade,
Qui rêves sérénade…
Les galants sont couchés !
 
— Les hommes ! que m’importe ?
Un nuage m’emporte...
Adieu le monde, adieu !
Mère, ces sons étranges
C’est le concert des anges
Qui m’appellent à Dieu !

Musique du pr[ince] Poniatowski.

 

FIN

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