8 mars 1840 – Lettre sur Vienne, dans L’Artiste, 2e série, t. V, p. 171-175, signé Gérard de Nerval.

Rédigée tardivement, la lettre sur Vienne sera publiée dans L’Artiste après le retour de Nerval à Paris. Elle sera reprise le 29 juin 1840 dans La Presse, sous le titre : Lettres de voyage, V, Un hiver à Vienne, puis, partiellement, les 28 janvier, 4 et 18 février 1849 sous le titre : Al-Kahira. Souvenirs d’Orient, et en 1851, en ajout aux Amours de Vienne, aux chapitres VI, et IX de l’Introduction du Voyage en Orient.

Cet article, dont l’écriture est toute imprégnée du souvenir d’Hoffmann, et tout particulièrement des Aventures de la nuit de Saint-Sylvestre dont Nerval avait traduit deux chapitres en 1831, est aussi le témoignage fidèle du quotidien des jours à Vienne en cet hiver 1839-1840, tel aussi que l’a décrit son ami Alexandre Weill dans Six mois à Vienne.

Nerval est arrivé à Vienne fin novembre, assez mélancolique. Il prend pension dans le quartier populaire de Leopoldstadt, qu’il fréquente d’abord, car, dit-il, « c’est là une ville qu’il faut voir à tous ses étages. ». Les Amours de Vienne rendront compte à son ami Gautier de ses déambulations et aventures sentimentales dans cette Vienne populaire. La visite de Schœnbrunn, où le Roi de Rome est décédé sept ans plus tôt, lui laisse un souvenir attristé : « Les jardins de Schœnbrunn n’étaient pas moins désolés en ce moment », désarroi qui réapparaîtra, teinté d’onirisme, dans Pandora, suite donnée aux Amours de Vienne en 1853-1854.

Voir la notice UN HIVER À VIENNE.

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LETTRE SUR VIENNE.

 

Ce 16 février 1840.

Je voudrais bien vous écrire une longue lettre sur Vienne, mais j’ai tant tardé à le faire, que je ne sais plus que vous apprendre, ni comment vous intéresser. Ce travail m’eût été facile quinze jours après mon arrivée, parce que tout m’étonnait encore, tout m’était nouveau, les costumes, les mœurs, le langage, l’aspect de cette grande ville, située presque à l’extrémité de l’Europe civilisée, riche et fière comme Paris, et qui ne lui emprunte ni toutes ses modes ni tous ses plaisirs ; ces contrastes, dis-je, me saisissaient vivement, et j’étais en état de les rendre avec chaleur et poésie. Aujourd’hui, trois mois de séjour m’ont trop familiarisé avec toutes ces nouveautés ; me voilà aussi embarrassé qu’un Parisien auquel on demanderait une description de Paris ; je suis devenu tout à fait un badaud de Vienne, vivant de ses habitudes sans plus y songer, et contraint de faire un effort pour trouver en quoi elles diffèrent des nôtres. Il est vrai qu’ayant pénétré davantage dans la société, il me faudra maintenant beaucoup descendre si je veux rechercher cette individualité locale, qui partout n’existe plus guère que dans les classes inférieures. J’aurai besoin de faire comme ce bon Hoffmann qui, dans la nuit de saint Sylvestre, sortant en habit et en culotte courte de la soirée du conseiller-intime, s’était si convenablement abreuvé de thé esthétique, que, chemin faisant, la pauvre créature nommée petite-bière lui revint en mémoire. Ce fut alors qu’au mépris d’une foule de considérations sociales et privées, il ne craignit point de descendre, en habit de gala, les marches usées de cet illustre cabaret, où il devait se rencontrer à la même table avec l’homme qui avait perdu son ombre et l’homme qui avait perdu son reflet.

Ne vous étonnez donc pas si je vous parle tour à tour du palais et de la taverne ; ma qualité d’étranger me donne aussi le droit de fréquenter l’un et l’autre, de coudoyer le paysan bohême ou styrien, vêtu de peaux de bêtes, ou le prince et le magnat, couverts d’un frac noir comme moi. Mais ces derniers, vous les connaissez bien. Ce sont des gens de notre monde de Paris ; ils se sont faits nos concitoyens et nos égaux tant qu’ils ont pu, comme ces rois de l’Orient qui se montraient fiers jadis du titre de bourgeois romains. Commençons donc par la rue et par la taverne, et nous nous rendrons ensuite au palais quand nous voudrons, quand il sera paré, illuminé, plein de costumes éblouissants et d’artistes sublimes ; quand, à force de splendeur et de richesse, il cessera de ressembler à nos hôtels et à nos maisons.

Aussi bien c’est là une ville qu’il faut voir à tous ses étages, car elle est singulièrement habitée, et pourtant son premier aspect n’a rien que de très-vulgaire. Vous traversez de longs faubourgs aux maisons uniformes, puis au milieu d’une ceinture de promenades, derrière une enceinte de fossés et de murailles, vous rencontrez enfin la ville, grande, tout au plus, comme un quartier de Paris. Supposez que l’on isole l’arrondissement du Palais-Royal, et que, lui ayant donné des murs de ville forte et des boulevards larges d’un quart de lieue, on laisse à l’entour les faubourgs dans toute leur étendue, et vous aurez ainsi une idée complète de la situation de Vienne, de sa richesse et de son mouvement. N’allez-vous pas penser tout de suite qu’une ville construite ainsi n’offre point de transition entre le luxe et la misère ; que ce quartier du centre, plein d’éclat et de richesse, a besoin, en effet, des murailles et des fossés qui l’isolent pour tenir en respect ses pauvres et laborieux faubourgs ? Mais c’est là une expression toute libérale et française, et que le peuple heureux de Vienne n’a jamais connue, à coup sûr. Pour moi, je me suis rappelé quelques pages d’un roman intitulé, je crois, Frédéric Styndall, dont le héros se sentit mortellement triste le jour où il arriva dans cette capitale. C’était vers trois heures, par une brumeuse journée d’automne ; les vertes allées qui séparent les deux villes étaient remplies d’hommes élégants et de femmes brillantes, que leurs voitures attendaient le long des chaussées ; plus loin, la foule bigarrée se pressait sous les portes sombres, et tout d’un coup, à peine l’enceinte franchie, le jeune homme se trouva en plein cœur de cette grande ville où il venait chercher fortune. Et malheur à qui ne roule pas en voiture sur ce beau pavé de granit ! malheur au pauvre, au rêveur, au passant inutile ! Il n’y a place là que pour les riches, pour leurs marchands et pour leurs valets. ; les voitures se croisent avec bruit dans l’ombre, qui descend si vite au milieu de ces rues étroites, entre ces hautes maisons ; les boutiques éclatent bientôt de lumières et de richesses, les grands vestibules s’éclairent, et d’énormes suisses, richement galonnés, attendent, presque sous chaque porte, les équipages qui rentrent peu à peu. Tout ce luxe insolent effrayait Frédéric Styndall ; il se disait qu’il faudrait bien de l’audace pour pénétrer dans ce monde exceptionnel si bien clos et si bien gardé, et ce fut en pensant à cela, je crois, qu’il fut renversé par la voiture d’une belle et noble dame, qui devint son introductrice et la source de sa fortune.

Si j’ai bonne mémoire, tel est le début de ce roman, oublié de nos jours ; je regrette de n’en avoir pas conservé d’autre impression, car celle-là est juste et vraie. De même aussi rien n’est triste comme d’être forcé de quitter, le soir, le centre ardent et éclairé, et de parcourir encore, pour regagner les faubourgs, ces longues promenades, avec leurs allées de lanternes qui s’entre-croisent jusqu’à l’horizon ; les peupliers frissonnent sous un vent continuel, on a toujours à traverser quelque rivière ou quelque canal aux eaux noires, et le son lugubre des horloges avertit seul de tous côtés qu’on est au milieu d’une ville. Mais en atteignant le faubourg on se sent comme dans un autre monde, où l’on respire plus à l’aise ; c’est le séjour d’une population bonne, intelligente et joyeuse ; les rues sont à la fois calmes et animées ; si les voitures circulent encore, c’est dans la direction seulement des bals publics et des théâtres ; à chaque pas, ce sont des bruits de danse et de musique, ce sont des bandes de gais compagnons qui chantent des chœurs d’opéra ; les caves et les tavernes luttent d’enseignes illuminées et de transparents bizarres : ici l’on entend des chanteuses styriennes, là des improvisateurs italiens. La comédie des singes, les hercules, une première cantatrice de l’Opéra de Paris ; un Van-Amburg morave avec ses bêtes, qu’on a le droit de toucher pour s’assurer de leur férocité ; les saltimbanques, les phénomènes ; enfin tout ce que nous n’avons à Paris que les jours de grande fête est prodigué aux habitués des tavernes sans la moindre rétribution. Plus haut, l’affiche d’un Sperl, encadrée de verres de couleur, s’adresse à la fois à la haute noblesse, aux honorables militaires et à l’aimable public ; les bals masqués, les bals négligés, les bals consacrés à telle ou telle sainte, sont uniformément dirigés par Strauss ou par Lanner, le Musard et le Jullien de Vienne. Ces deux illustres chefs d’orchestre n’en président pas moins en même temps aux fêtes de la cour et à celles de chaque riche maison ; et comme on les reconnaît, sans nul doute, partout où ils sont annoncés, nous les soupçonnons d’avoir fait faire des masques de cire à leur image, qu’ils distribuent à des lieutenants habiles. Mais nous parlerons plus loin de ces sperls et de ces redoutes, qui ressemblent assez à nos Prados et à nos Vauxhalls. Entrons sans plus hésiter dans une cave, et nous trouverons là quelque chose de vraiment allemand, l’épaisse fumée qui enivrait Hoffmann, et l’atmosphère étrange où Goëthe et Schiller ont fait tant de fois mouvoir leurs types grotesques ou sauvages d’ouvriers et d’étudiants.

C’est bien une cave, en effet, vaste et profondément creusée ; à droite de la porte est le comptoir de l’hôte, entouré d’une haute balustrade toute chargée de pots d’étain ; c’est de là que coulent à flots la bière impériale, celles de Bavière et de Bohême, ainsi que les vins blancs et rouges de Hongrie, distingués par des noms bizarres. À gauche de l’entrée est un vaste buffet chargé de viande, de pâtisseries et de sucreries, et où fument continuellement les würschell, ce mets favori du Viennois. D’alertes servantes distribuent les plats de table en table, pendant que les marqueurs (garçons) font le service plus fatigant de la bière et du vin. Chacun soupe ainsi, se servant pour pain des gâteaux anisés ou glacés de sel, qui poussent beaucoup à boire. Maintenant ne vous arrêtez pas dans cette première salle, qui sert à la fois d’office à l’hôtelier et de coulisse aux acteurs. Vous y rencontrez des danseuses qui se chaussent, des jeunes premières qui mettent leur rouge, des soldats qui s’habillent en figurants ; là est le vestiaire des valseurs, le refuge des chiens ennemis de la musique et de la danse, et le lieu de repos des marchands juifs, qui s’en vont, dans l’intervalle des pièces, des valses ou des chants, offrir leur parfumerie, leurs fruits d’Orient, ou les innombrables billets de la grande loterie de Miedling.

Il faut monter plusieurs marches et percer la foule pour pénétrer enfin dans la pièce principale : c’est d’ordinaire une galerie régulièrement voûtée et close partout ; les tables serrées règnent le long des murs, mais le centre est libre pour la danse. La décoration est une peinture en rocaille, et au fond, derrière les musiciens et les acteurs, une sorte de berceau de pampres et de treillages. Quant à la société, elle est fort mélangée, comme nous dirions ; rien d’ignoble pourtant, car les costumes sont plutôt sauvages que pauvres. Les Hongrois portent, la plupart, leur habit semi-militaire, avec ses galons de soie éclatante et ses gros boutons d’argent ; les paysans bohêmes ont de longs manteaux blancs, et de petits chapeaux ronds qui semblent couronnés de fleurs ; les Styriens sont remarquables par leurs chapeaux verts ornés de plumes et leurs costumes de chasseurs du Tyrol ; les Serbes et les Turcs se mêlent plus rares à cet assemblage bizarre de tant de nations qui composent l’Autriche, et parmi lesquelles la vraie population autrichienne est peut-être la moins nombreuse.

Quant aux femmes, à part quelques Hongroises, dont le costume est à moitié grec, elles sont mises en général fort simplement ; belles presque toutes, souples et bien faites, blondes la plupart, et d’un teint magnifique, elles s’abandonnent à la valse avec une ardeur singulière. À peine l’orchestre a-t-il préludé, qu’elles s’élancent des tables, quittant leur verre à moitié vide et leur souper interrompu, et alors commence, dans le bruit et dans l’épaisse fumée du tabac, un tourbillon de valse et de galop dont vous n’avez point d’idée. Il ne s’agit point là de nos danses de barrière, timides bacchanales du Parisien égrillard, où le municipal joue le rôle de la pudeur, et se pose de loin en loin comme une cariatide sévère. Ici le municipal manque entièrement (ou, du moins, ce qui tient lieu à Vienne de cette institution), la valse est l’unique danse du peuple ; mais la valse comme ils la comprennent doit avoir été celle des orgies païennes ou du sabbat gothique ; Goëthe avait ce modèle sous les yeux lorsqu’il peignit la nuit de Valpurgis et fit tourner Faust dans les bras de cette folle sorcière, dont la jolie bouche laissait échapper des souris rouges dans l’enivrement du plaisir.

D’ailleurs, point d’intention, point de gestes équivoques dans ces danses éperdues, dont rougiraient nos faubouriens dépravés ; cela est simple et grave comme la nature et l’amour ; c’est une valse voluptueuse et non lascive, digne d’une population ardente et simple, qui n’a point lu Voltaire et qui ne chante point Béranger. Ce qui étonne, c’est la force de ces hommes, c’est la grâce, le calme et la constante fraîcheur de ces femmes infatigables, qui n’ont jamais à craindre de montrer au jour levant des traits fatigués et ternis ; du reste, il faut remarquer encore que les danseurs paraissent leur être indifférents ; elles valsent avec l’homme et non avec un homme ; je vous expliquerai ailleurs comment elles semblent pousser plus loin encore cette facilité, cette froideur et cet abandon.

La valse finie, on se remet à manger et à boire, et voici que des chanteurs ou des saltimbanques paraissent au fond de la salle, derrière une sorte de comptoir garni d’une nappe, et illuminé de chandelles ; ou bien, plus souvent encore, c’est une représentation de drame ou de comédie, qui se donne sans plus d’apprêts. Cela tient à la fois du théâtre et de la parade, mais les pièces sont presque toujours très-amusantes, et jouées avec beaucoup de verve et de naturel. Quelquefois on entend de petits opéras bouffes à l’italienne, con Pantalone et Pulcinella. L’étroite scène ne suffit pas toujours au développement de l’action ; alors les acteurs se répondent de plusieurs points, des combats se livrent même au milieu de la salle, entre les figurants en costume ; le comptoir devient la ville assiégée, ou le vaisseau qu’attaquent des corsaires. À part ces costumes et cette mise en scène, il n’y a pas plus de décorations qu’aux théâtres de Londres, du temps de Shakspeare, pas même l’écriteau qui annonçait alors que là était la ville et là une forêt.

Quand la pièce est terminée, comédie ou farce, chacun chante les couplets au public sur un air populaire toujours le même, qui paraît charmer beaucoup les Viennois ; puis les artistes se répandent dans la salle et s’en vont de table en table recueillir les félicitations et les kreutzers. Les actrices ou chanteuses sont toutes jolies ; elles viennent sans façon s’asseoir aux tables, et il n’est pas un des ouvriers, étudiants, ou soldats, qui ne les invite à boire dans leurs verres ; ces pauvres filles ne font guère qu’y tremper leurs lèvres, mais c’est une politesse qu’elles ne peuvent refuser.

Ensuite il vient encore quelque improvisateur ou rapsode déclamant des poésies.

Un jour mes oreilles furent frappées du nom de Napoléon, qui me sembla résonner bien haut sous ces voûtes, au milieu de cette réunion semi-slave et semi-allemande. C’était la magnifique ballade de Sedlitz, la Revue nocturne, que l’on récitait ainsi. Cette grande poésie fut applaudie avec enthousiasme, car l’Allemagne ne se souvient plus que de la gloire du conquérant ; mais cela n’empêcha pas la valse de reprendre avec fureur, tout de suite après cette triste élégie, qui, du sol de l’Allemagne ou de la France, évoque tant d’ombres sacrées.

Tels sont les plaisirs intelligents de ce peuple : il ne s’engourdit point, comme on le croit, avec le tabac et la bière ; il est spirituel, poétique et curieux comme l’Italien, avec une teinte plus marquée de bonhomie et de gravité ; il faut surtout remarquer ce besoin qu’il semble avoir d’occuper à la fois tous ses sens, et de réunir constamment la table, la musique, le tabac, la danse, le théâtre. Cela m’a rappelé ce passage des Confessions dans lequel Rousseau dépeint le suprême plaisir qu’il éprouvait, assis dans un bon fauteuil, devant une fenêtre ouverte sur un vaste horizon, au coucher du soleil, à lire un livre qui lui plaisait, tout en trempant quelque biscuit dans un verre de vin de Champagne ; cependant l’angelus résonnait dans le lointain, et le jardin lui envoyait des brises parfumées. Faut-il croire que plusieurs impressions réunies se détruisent ou fatiguent les sens ? Mais ne serait-il pas vrai plutôt qu’il résulte de leur choix une sorte d’harmonie, précieuse aux esprits d’une activité étendue ?

En sortant de ces tavernes, on s’étonne de trouver toujours au-dessus de la porte un grand crucifix, et souvent aussi dans un coin une image de sainte en cire et vitrée de clinquant. C’est qu’ici, comme en Allemagne, la religion n’a rien d’hostile à la joie et au plaisir. La taverne a quelque chose de grave, comme l’église éveille souvent des idées de fête et d’amour. Dans la nuit de Noël, il y a quelques semaines, j’ai pu me rendre compte de cette alliance étrange pour nous. La population en fête passait de l’église au bal sans avoir presque besoin de changer de disposition, et d’ailleurs, les rues étaient remplies d’enfants qui portaient les sapins bénits, ornés, dans leur feuillage, de bougies, de gâteaux et de sucreries. C’étaient les arbres de Noël, offrant par leur multitude l’image de cette forêt mobile qui marchait devant Macbeth. L’intérieur des églises, et de Saint-Étienne surtout, était magnifique et radieux. Ce n’était pas seulement l’immense foule en habits de fêtes, l’autel d’argent étincelant au milieu du choeur, des centaines de musiciens suspendus, pour ainsi dire, aux grêles balustrades qui règnent le long des piliers : c’était la foi sincère et franche qui éclatait sur tous ces visages, et qui unissait toutes les voix dans un hymne prodigieux ; l’effet de ces chœurs aux milliers de voix est vraiment surprenant pour nous autres Français accoutumés à l’uniforme basse-taille des chantres ou à l’aigre fausset des dévotes. Ensuite, les violons et les trompettes de l’orchestre, les voix de cantatrices s’élançant des tribunes, la pompe théâtrale de l’office, tout cela, certes, paraîtrait fort peu religieux à nos populations sceptiques. Mais ce n’est que chez nous qu’on a l’idée d’un catholicisme si sérieux, si jaloux, si rempli d’idées de mort et de privation, que peu de gens se sentent dignes de le pratiquer et de le croire. En Autriche, comme en Italie, comme en Espagne, la religion conserve son empire, parce qu’elle est aimable et facile, et demande plus de foi que de sacrifices.

Ainsi, toute cette foule bruyante qui était venue, comme les bergers fidèles, se réjouir aux pieds de Dieu de l’heureuse naissance, allait finir sa nuit de fête dans les banquets et dans les danses, aux accords des mêmes instruments. Je m’applaudissais d’assister une fois encore à ces belles solennités que notre église a proscrites, et qui, véritablement, ont besoin d’être célébrées dans des pays où la croyance est prise au sérieux par tous.

Pour ne point quitter encore le cercle des plaisirs populaires de Vienne, car c’est la première chose qui frappe l’étranger à son arrivée, je dois vous parler encore des bals du Sperl et de la Birn, qui s’adressent, il est vrai, en partie à la classe plus aisée. Le Sperl est un vaste établissement, magnifiquement décoré, dont Strauss conduit l’orchestre, ainsi que Lanner dirige celui de la Birn. Ici les femmes sont mieux mises, quoiqu’elles ne sortent guère que de la classe des grisettes ; le public est le même que celui de Musard à peu près, mais la valse est aussi énergique, aussi folle que dans les tavernes, et le nuage de tabac qu’elle agite n’est guère moins épais. Au Sperl aussi, l’on dîne ou l’on soupe toujours au milieu des danses et de la musique, et le galop serpente autour des tables sans inquiéter les dîneurs. Le premier aspect du Sperl m’a rappelé un peu celui des Musicos de Hollande ; j’aime à croire toutefois que les danseuses appartiennent en général à une condition plus respectable que celles dont les aïeules ont fourni tant de modèles à Rubens.

Ces dernières, par exemple, ne seraient point souffertes par le gouvernement paternel de l’Autriche. Les étrangers présomptueux assurent que ce système est loin d’avoir amélioré les mœurs, et chacun d’eux, pour peu qu’il ait passé seulement un hiver à Vienne, vous énumérera tout au moins les deux cent trente conquêtes qui forment le contingent de l’Allemagne sur la liste de don Juan. Mais ce sont des exagérations auxquelles a pu donner lieu la facilité des Viennoises à entrer en conversation avec les cavaliers qui se placent près d’elles, dans les spectacles ou dans les bals. Si l’on vous dit aussi que les grandes dames sont toujours un peu du dix-huitième siècle dans ce pays, où le dix-neuvième siècle n’a pas encore commencé, n’en croyez pas tous les récits de nos modernes Casanovas ; mais songez aussi que le nombre des femmes belles est si grand dans toute l’Autriche, que la plupart deviennent moins fières en raison de ce qu’elles sont moins appréciées.

La beauté des femmes est encore une chose qui saisit l’étranger d’étonnement en passant à Lintz, la première ville d’Autriche du côté de la Bavière. J’y arrivai un dimanche, et je vis les femmes de la campagne qui se rendaient aux églises ; elles portaient presque toutes le costume national : des jupons de couleur éclatante, des corsets brodés, des colliers et de grands bonnets de drap d’or à ravir M. Duponchel. Ces femmes étaient en général d’une éclatante beauté ; les livres de voyage ne manquent pas d’en prévenir les voyageurs, et en cela du moins leur indication est parfaitement juste. Je passai la journée à parcourir les places et les rues sans me lasser de cette admiration. Toutefois, à Lintz, le type des physionomies est toujours à peu près le même : ce sont de grandes femmes à la figure régulière et douce, à l’œil beau ; blondes et blanches, avec une délicatesse de teint qui est la même dans les paysannes et dans les personnes de la ville. À la longue, on se fatiguerait de cette uniformité des figures qui explique leur beauté, comme la pureté du sang et l’excellence du climat font comprendre les belles races parmi les animaux.

À Vienne, au contraire, les figures sont très-variées, bien qu’il soit possible encore de les classer en un petit nombre de types analogues. En général, blondes et brunes ont toutes la peau extrêmement blanche et délicate, la taille parfaite et les bras superbes. On pourrait dire que la classe moyenne est la moins favorisée ; mais les beautés de l’aristocratie, que l’on voit toutes réunies dans les grandes soirées et dans les concerts, et celles de la classe inférieure, qui ne manquent guère les réunions du Sperl et du Volksgarten, luttent, à chance égale, de beauté, de fraîcheur, et même souvent d’élégance et de grâce.

Ce sont là d’heureux pays, surtout lorsque l’on pense aux tristes créatures qui peuplent nos villes et nos campagnes ; c’est le signe à la fois du bien-être de la population inférieure et du facile travail qui suffit à le lui procurer. Sans prétendre faire ici le panégyrique du gouvernement de l’Autriche, je puis vous assurer que c’est le plus favorable de tous au bonheur du peuple ainsi que des classes élevées ; quant à la bourgeoisie, nous savons déjà qu’il n’y a qu’elle qui gagne aux révolutions.

Je regrette de ne pouvoir vous parler ici que des plaisirs d’hiver du peuple viennois ; mais assurément ses fêtes de la belle saison ont un cadre plus vaste encore et plus varié. Le Prater, aujourd’hui dépouillé de sa verdure, n’a pas perdu pourtant toutes ses beautés ; les jours de neige surtout il présente un coup d’œil charmant, et la foule vient de nouveau envahir ses nombreux cafés, ses casinos et ses pavillons élégants, trahis tout d’abord par la nudité de leurs bocages. Les troupes de chevreuils parcourent en liberté ce parc où on les nourrit, et plusieurs bras du Danube coupent en îles les bois et les prairies. À gauche commence le chemin de fer de Vienne à Brünn, chemin de trente lieues de longueur, terminé avant tous les nôtres. À un quart de lieue plus loin coule le grand Danube (car Vienne n’est pas plus sur le Danube que Strasbourg n’est sur le Rhin). Tels sont les Champs-Élysées de cette capitale. Son plus grand jardin public se rencontre à peu de distance, dans le quartier de Léopoldstadt. Lorsque j’y suis entré, ses longues allées étaient vides, ses parterres jaunis ; quelques fleurs se montraient pourtant encore, et des rosiers cassés par le vent laissaient traîner leurs fleurs dans la boue. De loin en loin on découvrait des horizons charmants ; des montagnes couronnées de châteaux indiquent à distance les rives du Danube. Un autre jardin, qu’on appelle Jardin du Peuple, est situé dans l’intérieur même des remparts, près du château impérial.

Les jardins de Schœnbrunn n’étaient pas moins désolés en ce moment. Schœnbrunn est le Versailles de Vienne ; le village de Hitzing, qui l’avoisine, est toujours, chaque dimanche, le rendez-vous des joyeuses compagnies. Strauss préside toute la journée son orchestre au Casino de Hitzing, et n’en retourne pas moins le soir diriger les valses du Sperl. Pour arriver à Hitzing, on traverse la cour du château de Schœnbrunn ; des chimères de marbre gardent l’entrée, et toute cette cour déserte et négligée est décorée dans le goût du dix-huitième siècle ; le château lui-même, dont la façade est imposante, n’a rien de riche dans son intérieur que l’immensité de ses salles, où le badigeon recouvre presque partout les vieilles rocailles dorées. Mais en sortant du côté des jardins, l’on jouit d’un coup d’œil magnifique dont les souvenirs de Saint-Cloud et de Versailles ne rabaissent pas l’impression. Le pavillon de Marie-Thérèse, situé sur une colline qui déroule à ses pieds d’immenses nappes de verdure, est d’une architecture toute féerique à laquelle je ne puis rien comparer. Composé d’une longue colonnade toute à jour, et dont les quatre arcades du milieu sont seules vitrées de glaces pour former un cabinet de repos, ce bâtiment est à la fois un palais et un arc de triomphe. Vu de la route, il couronne le château dans toute sa largeur et semble en faire partie, parce que la colline sur laquelle il est bâti élève sa base au niveau des toits de Schœnbrunn. Il faut monter longtemps par les allées de pins, par les gazons, le long des fontaines sculptées dans le goût de Puget et de Bouchardon, en admirant toutes les divinités de cet Olympe maniéré, pour parvenir enfin aux marches de ce temple digne d’elles, qui se découpe si hardiment dans l’air, et y fait flotter tous les festons et toutes les astragales de mademoiselle de Scudéry.

Permettez-moi de me sauver au travers du jardin pour revenir aux faubourgs de Vienne par cette belle avenue de Maria-Hilf, ornée pendant une lieue d’un double rang de peupliers immenses. La foule endimanchée se presse toujours vers Hitzing en faisant des haltes nombreuses dans les cafés et les casinos qui bordent toute la chaussée. C’est la plus belle entrée de Vienne ; c’est une Courtille décente et bourgeoise dont les beaux équipages ne se détournent pas.

Pour en finir avec les faubourgs de Vienne, desquels on ne peut guère séparer Schœnbrunn et Hitzing, je dois vous parler encore des trois théâtres qui complètent la longue série des amusements populaires. Le théâtre de la Vienne (an der Vien), celui de Josephstadt et celui de Léopoldstadt sont, en effet, des théâtres principalement consacrés au peuple et que nous pouvons comparer à nos scènes des boulevards. Les deux autres théâtres de Vienne, celui de la Burg pour la comédie et le drame, et celui de la Porte-de-Carinthie pour le ballet et l’opéra, sont situés dans l’enceinte des murs. Le théâtre de la Vienne, malgré son humble destination, est le plus beau de la ville et le plus magnifiquement décoré. Il est aussi grand que l’Opéra de Paris et ressemble beaucoup, par sa coupe et ses ornements, aux grands théâtres d’Italie. On y joue des drames historiques, des grandes féeries-ballets, et quelques petites pièces d’introduction imitées généralement de nos vaudevilles. Lorsque j’arrivai à Vienne, un mélodrame de madame Birch-Pfeiffer, intitulé les Styriens, y obtenait un grand succès. Pendant ce temps, on représentait à Léopoldstadt une autre pièce de cette même dame, intitulée Robert-le-Tigre. Madame Birch-Pfeiffer est le Bouchardy du théâtre allemand. Elle intitule franchement ses pièces drames populaires ; mais ce serait lui faire trop d’honneur que de la comparer à notre jeune compatriote autrement que par ses succès. J’ai vu jouer aussi au théâtre de la Vienne le Guillaume Tell de Schiller ; ce qui prouverait que la censure impériale n’est pas si farouche qu’on la fait ; car assurément personne ne lui contesterait le droit de défendre la représentation de Guillaume Tell.

Mais la censure nous permet aussi de voir représenter Ruy-Blas à Léopoldstadt, sous le titre de Maître et Valet ; il est vrai que le dénouement est légèrement modifié. Ruy-Blas ne fait que menacer son maître avec cette fameuse épée qu’il lui arrache si hardiment. On s’explique alors ; le valet retrouve ses parents comme Figaro ; mais, plus heureux que ce dernier, il les retrouve riches et grands seigneurs. Je crois même qu’au dénouement il épouse la reine, et devient une sorte de Mari-Cobourg, ce qui est encore bien plus constitutionnel.

Les théâtres de Léopoldstadt et de la Vienne sont desservis tous les deux par la troupe du directeur Carl. Le fond de leur répertoire se compose de farces locales, sortes de pièces bizarres à grand spectacle, dont les Viennois ne peuvent se lasser. Pour s’en faire une idée en Allemagne, il faudrait réunir la pantomime de Débureau aux vaudevilles les plus excentriques du théâtre des Variétés. Celui des Saltimbanques en donnerait une sorte d’aperçu. L’esprit logique et régulier du bourgeois parisien ne supporterait pas la liberté folle et la gaieté humoristique de ces compositions. La plus célèbre, et pour ainsi dire le modèle du genre, est intitulée : Trente Ans de la vie d’un mauvais Sujet. Presque toutes ces farces locales sont composées par un acteur nommé Nestroy, qui en joue les principaux rôles avec beaucoup de verve et d’esprit.

Le théâtre de Josephstadt, dont l’intérieur ressemble à la salle de notre Gymnase, vient d’être occupé pendant deux mois par les séances d’un physicien nommé Dobler. Cet artiste ne s’élève point au-dessus de Bosco, qui charme en ce moment le public de Constantinople. Depuis son départ, Josephstadt a rajeuni l’éternel sujet de la Révolte au Sérail, qui, grâce aux jolies figurantes et aux tribulations des malheureux Turcs européanisés, fait fureur en ce moment ; le peuple viennois ne commence à rire des Turcs que depuis fort peu d’années, ce qui explique aussi l’excès de sa satisfaction.

J’ai été témoin il y a quelques semaines, à Josephstadt, d’une représentation dont nous n’avons guère l’idée en France. C’était l’Académie du célèbre Saphir, l’un des journalistes et des poètes les plus distingués d’Allemagne. Une foule d’artistes concouraient d’ailleurs à cette séance littéraire. Elle a commencé par une scène en vers, de Saphir, intitulée : La Conjugaison du verbe aimer. Trois des plus jolies actrices du Théâtre-Impérial représentaient, l’une la maîtresse, les deux autres les écolières. Cette ingénieuse idée était d’une exécution charmante. Ensuite, la Revue nocturne de Napoléon, chantée par un acteur du théâtre de Carinthie, était accompagnée au piano par Liszt. Bériot succéda à Liszt. Puis Mlle Caroline Miller [sic pour Müller] vint jouer, elle seule, une comédie en trois actes, fort courte heureusement, composée aussi par Saphir. C’était une sorte de parodie où le spirituel bénéficiaire faisait la critique de nos comédies modernes. Mlle Caroline Miller partagea les applaudissements donnés à l’ouvrage. On sait que cette actrice est appelée la Mars de l’Allemagne. Un journaliste de Vienne remarquait dernièrement, à ce propos, qu’il serait peut-être plus convenable de dire que Mlle Mars est la Caroline Miller de la France. Nous déclarons de nous y point opposer. La séance académique, après plusieurs lectures de vers, fut terminée par une lecture humoristique que Saphir vint faire en personne. Nous avions conçu d’abord quelque inquiétude sur le sort de cette longue production littéraire, qui arrivait après les acteurs et chanteurs, après Liszt, après Bériot. On viendrait lire alors à un public français un article inédit de Voltaire, qu’il demanderait bien vite ses chevaux ou ses socques, comme M. de Buffon. Hé bien, tout ce public brillant de Vienne resta à la lecture de cet article qui était le développement d’un paradoxe philosophique, et l’on applaudit Saphir, et on le redemanda deux fois. Voilà ce que c’est qu’une académie dans les villes d’Allemagne ; un homme de lettres donne des concerts de poésie et de musique, comme un simple artiste exécutant. L’Académie de Saphir lui a rapporté trois mille florins.

Dans ma prochaine lettre, je tâcherai de vous introduire dans Vienne même, et de vous donner une idée des plaisirs de son grand monde ; j’ai cru devoir séparer celui-là de l’autre, car à Vienne encore il y a un grand monde, n’en doutez pas.

 

GÉRARD DE NERVAL.

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