8 décembre 1844 — Les Délices de la Hollande, dans La Sylphide, 2e article, p. 437-439.

L’article sera partiellement repris le 22 novembre 1846 dans L’Artiste-Revue de Paris, sous le titre : Un tour dans le Nord, mais non en 1852 dans Lorely. Souvenirs d’Allemagne.

Nerval consacre le dernier article sur son voyage en Belgique et en Hollande à l’attente, à Anvers, du bateau à vapeur qui l’emportera à Rotterdam. Il a le temps d’y voir les « riddeks » où, dit-il en souvenir de Rubens, « ces chairs roses et transparentes, ces chevelures épaisses dont l’or a des reflets vermeils, toute cette luxuriante et vivace nature fleurit sur le sol de ta bonne Flandre, comme les roses de ses jardins ! »

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LES DÉLICES DE LA HOLLANDE.

(2e Article.)

 

SEPT JOURNAUX POUR UN.

Bruxelles, prodigue de nouveaux théâtres, s’est livrée depuis peu à une grande économie de journaux. La capitale du Brabant en avait sept bien comptés ; elle en compte sept encore, mais n’en lit plus qu’un. Ceci n’a rien d’extraordinaire. Paris en fait autant sans le savoir ; Bruxelles le sait, voilà tout. À part l’article politique, autrement dit premier-Paris, pièce de bœuf ou pallas, et le feuilleton, tous nos journaux ne sont qu’un même journal. Il en était ainsi des journaux belges forcément, puisqu’ils répètent à peu près les nôtres.

On a eu l’idée de les faire tous chez le même imprimeur ; c’est logique. Les besoins politiques du pays réclamaient toutefois des nuances diverses dans le premier-Bruxelles ; on y satisfait en variant légèrement quelques expressions de ce morceau. Cela m’a rappelé le procédé d’un critique qui défendait M. Nisard, attaqué la veille par un autre. L’un avait dit : « Le style de M. Nisard est pâteux. »  Le second répliquait : « Non, le style de M. Nisard n’est point pâteux. » Le premier ajoutait : « Mais sa pensée est incolore ! » L’autre reprenait : « Sa pensée n’est point incolore. » On peut faire ainsi deux articles en retournant les phrases de l’un contre l’autre, et même un troisième qui tiendra le milieu.

Après tout, mieux vaut un bon journal que sept mauvais, et le journal multiple de la société Briavoine est rédigé avec talent ; il n’emprunte rien aux autres, et ses titres mêmes sont légitimement acquis. De plus, il donne à ses abonnés des livres pour rien ; voilà ce qui rend si difficile de vaincre la contrefaçon. Le jour où nos libraires suivront l’exemple qu’elle leur indique, les éditeurs belges donneront de l’argent à leurs lecteurs.

Eh bien ! je connais des gens qui résisteraient même à cette séduction dernière, — et je m’inquiète fort peu au fond de savoir ce que deviendront, en mon absence, les aventures du Juif-Errant, errant moi-même plus que Cartiphilax ou Pierre Schlémihl... Mais que disent aujourd’hui ces braves piétons de l’invention de la vapeur ?

En cinquante minutes j’échappe à l’atmosphère embrumée de Bruxelles, et me voilà sur le quai d’Anvers, cherchant l’agence maritime du bateau de Rotterdam.

 

LE MOYEN DE SE RENDRE IMMORTEL.

Je n’ai jamais vu de si beaux soleils couchans que sur le quai d’Anvers, — hormis peut-être à Constantinople, de la terrasse du petit champ des Morts. — Là seulement, la teinte du ciel est rouge cerise ; ici elle est d’écarlate et de pourpre. Là le soleil descend derrière la mosquée d’Eyoub dentelant le ciel de ses six minarets ; ici c’est derrière les toits crénelés de la Tête-de-Flandre que le même astre disparaît à Anvers deux heures plus tard qu’à Constantinople, — ce dont je n’ai jamais pu trop m’étonner.

Deux heures, oui, deux heures à peu près ! J’ai moi-même constaté à Malte, en revenant d’Orient, une heure trente-cinq minutes de différence avec l’heure solaire, pour les montres qui avaient conservé l’heure de Constantinople. — Des marins m’ont appris là que lorsqu’on fait le tour du monde, il y a un jour de gagné ou de perdu, selon qu’on navigue à l’Orient ou à l’Occident ; oui, un jour sur un an à effacer du calendrier ou à y marquer en blanc ; le journal du bord en tient compte, — et tout homme peut ainsi ajouter un jour à sa vie en voyageant vers l’Occident, car il aura fait en un an ce que le soleil fait en un jour, mais ce jour, même de vingt-quatre heures, il le gagnera sur l’astre figitif, et pourra l’ajouter aux siens.

Si l’on construit jamais un aérostat qui puisse se maintenir immobile au-dessus de l’atmosphère terrestre, c’est-à-dire vingt lieues seulement plus haut que nos têtes, l’aéronaute hardi qui fera cette expérience verra le temps s’arrêter pour lui. Il restera toujours au même âge et à la même heure.... mais là, sans doute, est le secret de l’immortalité des dieux !

Ce paradoxe étonnera les esprits timides ; mais croyez bien qu’il est scientifiquement inattaquable, — et il ne fallait rien moins, pour m’en donner l’idée, que l’aspect des affiches-monstres de M. Kirsch le long des maisons du quai d’Anvers.

M. Kirsch, notre connaissance de l’an dernier, parcourt, ainsi que moi, la Belgique et la Hollande ; de loin en loin j’aperçois son ballon, qui s’élève majestueusement, vers le soir, à la grande surprise des populations, — et s’en va échouer honteusement, une heure après, soit sur les talus d’un canal, soit dans un champ de pommes de terre... triste fin des efforts renaissans de l’homme à tenter la conquête des cieux.

L’aérostat n’est autre chose que le fantôme de Babel.

Contentons-nous, pour le moment, d’avoir vaincu la terre et les flots. Un monstre de fer et d’acier, créé par le génie humain, m’a posé sur ce rivage, où j’attends qu’un autre monstre d’acier et de bois me vienne prendre demain pour me transporter, en douze heures, dans la patrie d’Érasme..... Oïmé ! — l’auteur glorieux de l’Éloge de la Folie !

 

LES RIDDECKS.

Si vous voulez voir les Riddecks en attendant, m’a-t-on dit.

Pourquoi pas ? ce n’est point impunément qu’on met le pied dans la ville de Rubens ! on se voit pris de tout côté dans la couleur... Ici, c’est le soleil se couchant dans des draps de pourpre ; là, ce sont des jardins parés de charmilles aux feuilles rougies par l’automne ; les maisons sont de briques rouges, et ta couleur chérie, ô maître, resplendit encore sur les traits des descendantes de tes modèles ! Ces chairs roses et transparentes, ces chevelures épaisses dont l’or a des reflets vermeils, toute cette luxuriante et vivace nature fleurit sur le sol de ta bonne Flandre, comme les roses de ses jardins !

Les Riddecks sont deux vastes salles de danse qui se trouvent dans une rue parallèle au port. Je pense qu’elles avaient un caractère plus marqué lorsque Rubens venait y étudier la carnation des beautés flamandes, animées par la danse, le genièvre et la bierre forte. Aujourd’hui cela ressemble au Colysée, au Waux-Hall, au Prado, à tous les bals publics possibles. L’orchestre, assez nombreux, joue des valses et des polkas, — et un public très-mélangé garnit les tables, disposées autour de la salle, et qui laissent au milieu un large espace pour la danse. C’est là que se déploient les talens variés des marins de toutes nations, qui importent naturellement les pas les plus excentriques et les enseignent à leurs danseuses belges ou néerlandaises. L’extrême civilisation expose là ses raffinemens en face de la naïve chorégraphie du sauvage, et s’étonne parfois de lui ressembler. N’est-ce pas là encore un bel argument pour cette pensée de Rousseau, que « le sauvage n’est au fond que le dernier reste d’une civilisation abolie ! » — Et nous-mêmes où allons-nous ?

Quelquefois les danseuses, en général vêtues de blanc, valsent entre elles, et c’est alors presqu’un spectacle d’opéra ; la galerie applaudit joyeusement, et offre avec courtoisie des verres de bierre ou de punch, où ces blondes almées veulent bien tremper leurs lèvres un instant. Dans les intervalles du ballet, de jolies marchandes, en costume anversois, offrent des sucreries et des gâteaux aux spectateurs.

Au fond de la salle est une estrade assez vaste, séparée du reste par une rampe à balustres, et où les bourgeois du pays, avec leurs familles, viennent jouir du tableau un peu aventureux de cette gaîté populaire et maritime. C’est une peinture à deux étages, comme dans ce tableau de Rubens, qui représente des personnages de cour sur le pont d’un navire, tandis que grouille et folâtre au-dessous l’essaim charnu des tritons et des néréïdes !

Voilà ce qu’on appelle à Anvers les Riddecks, je ne sais pourquoi.

 

LE STOMBOOT.

Mais autant valait attendre là qu’ailleurs le départ du Stomboot, qui lève l’ancre à une heure du matin pour Rotterdam. Vous saurez que ce bateau capricieux suit le cours de la lune, et part tous les jours quelques minutes plus tard ou plus tôt, suivant la folle humeur de la reine des nuits. Ce n’est pas que l’on compte sur elle pour éclairer la marche, mais il paraîtrait que la marée conserve des intelligences avec cet astre bouffon ; tirez en toutes les inductions qu’il vous plaira, et croyez bien que l’Observatoire n’en sait pas plus que vous là-dessus.

Un fois dans le bateau, l’on a la ressource de s’étendre en paix sur les divans qui entourent la salle commune, et d’achever sa nuit au doux frémissement de la machine à vapeur.

Je comptais me réveiller en pleine mer, car, à voir les cartes géographiques, il ne semble pas qu’on puisse autrement aller d’Anvers à Rotterdam. Les festons de terrain qui bordent la Hollande de ce côté ne paraissent pas offrir à la navigation une voie bien directe et bien sûre ; c’est un labyrinthe pour le moins. Eh bien ! l’on s’y retrouve pourtant ! La grande mer ne s’aperçoit que de loin et par de rares échappées ; partout, à droite et à gauche, la terre est cultivée, les grasses prairies sont couvertes de bœufs, de chevaux, et de jolies maisons, rouges et vertes, marquent çà et là le centre des propriétés. Que de moulins surtout ! il y a des villes qui ne semblent composées que de moulins. Leur forme, plus heureuse que celle des nôtres, ne messied pas au paysage, et en relève les plans un peu monotones.

Vers le milieu du jour, on traverse un bras de mer où les flots font un peu sentir leur roulis ; puis, s’engageant de nouveau dans les terres, on se trouve devant Dordrecht. C’est la première ville de Hollande qu’on puisse voir de près de ce côté. Le quai, avec les maisons qui le bordent, est superbe, et l’on admire déjà la propreté des maisons, leurs couleurs fraîches et variées, la forme étrange des églises et des édifices publics, les canaux bordés d’arbres, les perspectives dentelées de pignons bizarres, toute cette physionomie locale, entrevue dans quelques peintures, se révèle entièrement à vous. Ne voudrait-on pas déjà s’arrêter dans cette bonne grosse ville, y passer quelques jours, y passer sa vie ? Mais la cloche du bateau sonne, ce n’est rien qu’une décoration de théâtre qui va s’abaisser tout à l’heure au-dessous du niveau des ondes. Dordrecht est dans une île, mais est-ce une île véritable que ce lambeau de terre entouré d’eau ? Rompez les digues qui forment là-bas à l’horizon un ourlet contre l’Océan, et les poissons se promèneront demain dans les paisibles habitations de Dordrecht.

 

GÉRARD DE NERVAL.

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