25 février 1840, Lettre adressée par Nerval à Henri de Saint-Georges.

Nerval est à Vienne, reçu désormais dans la brillante société de l’ambassade de France, mais il n’oublie pas pour autant ses projets dramaturgiques, notamment en collaboration avec le librettiste Henri de Saint-Georges, à qui il propose le scénario d’une adaptation de deux contes d’Hoffmann, Le Magnétiseur et Les Élixirs du diable.

On aura noté ici le prénom de l’héroïne, Aurélie, et la première occurrence du thème de la naissance illégitime en la personne du moine Médard, thème qui deviendra récurrent chez Nerval.

Voir la notice UN HIVER À VIENNE.

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Vienne, ce 25 février.

Mon cher Monsieur,

Je pense que vous avez reçu un petit mot que je vous ai adressé en arrivant à Vienne. Maintenant je vais revenir et je serai à Paris avant un mois. Je ne sais si vous vous serez occupé de notre sujet si négligé, si traîné, si refait du Magnétiseur, mais il faut bien qu’il ait la vie dure puisque nous y revenons toujours. La dernière fois que nous en avons parlé, vous m’aviez tellement démoli mon pauvre scénario que j’avais compris fort bien que vous aviez raison, mais la chose ne s’était pas refaite poétiquement dans ma tête de manière à en sentir l’exécution. Il m’est arrivé de rencontrer ici à l’ambassade et dans la société un consul de Prusse qui est magnétiseur et produit un grand effet sur les dames : cela m’a remis la chose en tête. Je vous écris là-dessus d’affreuses pattes de mouches que vous ferez bien de faire recopier avant de les lire, mais j’envoie une telle masse de lettres par l’ambassade que j’ai besoin de serrer beaucoup. Vous me trouverez peut-être un peu paresseux. Je vous jure que ce n’est pas négligence, mais incertitude du résultat [...]

 

Une copie de ce projet de scénario, probablement celle que fit faire Saint-Georges, comme le lui suggère Nerval, se trouve conservée dans le fonds Lovenjoul de la Bibliothèque de l’Institut (D 746, fol. 67-70) :

 

[fol.67] Là il est naturel qu’il [il s’agit de Médard] inspire à beaucoup de gens une sorte de méfiance et de terreur. Le frère portier, devenu son valet, y contribue un peu par ses aveux ou par sa maladresse. Il y a au palais nombreuse compagnie. Les uns ont connu son père, d’autres se rappellent l’avoir vu comme moine, d’autres comme militaire — enfin on le regarde comme un personnage bizarre. Ce qui le maintient surtout c’est l’amitié du Duc, le bien qu’il a fait dans le pays en sauvant miraculeusement plusieurs personnes, et l’espèce d’attachement ou plutôt de dévouement incompréhensible d’Aurélie. Maintenant, en admettant qu’il ait une explication particulière avec son valet, on apprendra qu’il a en effet fait la guerre avec les Français et que sa seule pensée a été pendant une bataille de rencontrer son rival Maurice et de le combattre. En effet, dans la mêlée, il est parvenu à s’approcher de Maurice, reconnaissable à son costume de colonel, et lui a porté une blessure mortelle ; depuis il a été mis au nombre des morts, et bien que la pensée de cette sorte de meurtre ou de combat ait laissé une grande impression dans l’esprit de Médard, il s’est hâté après la guerre de s’introduire chez le Duc, comme nous avons vu.

Il importe donc que là, sa physionomie soit bien marquée, sa position mystérieuse bien établie, et qu’on sente dans son imprudence à développer les secrets qu’il a appris de son père le besoin de se faire valoir et de frapper l’imagination.

Toutefois, il n’a pas demandé la main d’Aurélie, puisqu’il lui serait impossible de prouver sa naissance légitime, et d’ailleurs veut-il bien l’épouser ? Le voilà donc au milieu de toute cette société aristocratique dont il a pris vite les manières, regardé comme un des chefs de l’Illuminisme, si répandu alors, et repoussant d’ailleurs par les explications de la science tout ce qu’on peut penser de mal de sa sorcellerie. Ainsi il s’approche de la table de jeu, il gagne toujours, on peut ajouter quelque autre détail du même genre ; on lui demande un prodige que tout le monde éprouve et puisse croire : « Voulez-vous voir s’animer le personnage de cette tapisserie — Soit. » — On s’assied, il fait quelques mouvements de bras, les bougies s’éteignent, une ombre passe sur la tapisserie de la salle, qui représente des bergers de l’ancien temps qui dansent [fol.68] d’un côté, et de l’autre des paysans qui font les vendanges — Alors la vieille tapisserie s’illumine, les personnages se meuvent et chantent des paroles en vieux langage accompagnés d’une musique du temps — le prestige est complet et tout le monde regarde en silence, lorsque la porte du fond s’ouvre avec bruit — un domestique annonce le colonel Maurice, et l’émotion de tous est portée à son comble, pendant que Médard s’effraie lui-même devant un nouveau prodige qu’il n’attendait pas.

J’interromps l’analyse pour vous demander votre avis sur la scène et sur la manière dont l’action s’y rattache, au moins pour la dénouer. Comme exécution scénique, vous comprenez que rien n’est plus aisé. Les deux scènes sont peintes sur les panneaux de la toile de fond, puis on fait la nuit, un voile couvre doucement les peintures et en se relevant laisse voir au fond la même scène représentée par les figurants immobiles un instant, puis se mouvant selon le tableau et chantant les chœurs en style d’ancienne musique. Je crois que cela peut être fort joli. Vous me direz que c’est plus de l’opéra que de l’opéra-comique, mais nous avons un tableau analogue dans Zémire et Azor, que du reste on se rappellera, et finalement j’ai voulu réaliser cette vieille ballade que vous connaissez sans doute de la Tapisserie enchantée, dont les personnages s’animaient à un certain anniversaire. Ensuite comme vraisemblance dans notre action, je voudrais que cela tînt la place des célèbres illusions du baquet de Mesmer, où toutes les personnes magnétisées ensemble avaient la même vision à la fois.

Croyez bien que dans une pièce intitulée le Magnétiseur, on nous demandera tous les grands effets du magnétisme. Du moins ceux dont la réalisation semble possible. Je comprends qu’il ait mieux valu encore que le tableau représenté ait un rapport avec l’action même, mais je n’ai pas vu les moyens, ce serait toute une autre affaire, une apparition, une fantasmagorie il n’y faut pas songer, ce ne sera d’ailleurs qu’un intermède fort court interrompu avec effet par le retour de Maurice. Ensuite encore, il peut entièrement se supprimer, mais alors tout notre magnétisme se réduira à l’effet produit par Médard sur Aurélie — Pensez bien à tout cela : [fol.69] maintenant, voilà tout le monde étourdi de revoir l’ancien fiancé qu’on croyait mort. Comment ses lettres ne sont-elles pas parvenues ? Cela se rapporte à l’industrie de son rival, ou à un motif quelconque à trouver. Ne peut-il pas être ramené justement par le vieux comte Aldini qui l’aura sauvé, qui retrouve là son fils, qui s’effraye de ce qui se passe dans cette maison ? Enfin tout s’explique, tout le monde est forcé de faire bonne contenance. Maurice reconnaît dans Médard celui qui l’a frappé dans la mêlée, et, loin de lui en vouloir, il lui offre la main comme à un brave, et ne se doute nullement de ses intentions précédentes. Voilà l’acte à peu près. Il y a nécessairement un soin à prendre pour faire comprendre et saillir le caractère d’Aurélie, comment l’entraînement qu’elle semble avoir pour Médard est d’une nature toute particulière — Comment au retour de Maurice elle s’élance dans ses bras, comme trouvant un sauveur, comment enfin le prestige n’existe pour elle que dans l’œil du magnétiseur. C’est, du reste, ce qui doit se sentir plus encore au 3e acte. On a déjà vu de ces doubles amours dans les pièces de folles, mais ici je crois qu’il est aisé de trouver une nuance originale.

Rappelons-nous sommairement le troisième acte qui n’offre plus de changement. Médard, sachant qu’il ne sera plus maître qu’à de rares instants de la volonté d’Aurélie, songe à l’enlever dans la nuit. Il fait préparer une barque par son valet, lequel a été très effrayé du retour de Maurice et le prend pour un revenant ou pour un vampire. Il n’est pas beaucoup plus rassuré sur son maître et voudrait bien être encore frère portier. Près de l’escalier d’Aurélie, Médard est rencontré par Maurice.

Ce dernier veut se battre, Médard lui dit qu’il ne veut pas recommencer à le tuer et va lui donner la preuve qu’il lui a tout à fait succédé dans le cœur d’Aurélie. Ici la scène de fascination, l’enlèvement, l’éveil donné à toute la maison, soit par Maurice au désespoir, soit par une imprudence du valet. Médard forcé [fol.70] d’épouser Aurélie pour réparer son honneur. Position d’Aurélie, qui s’aperçoit qu’elle ne l’aime pas, et qui pourtant ne peut pas nier qu’elle lui ait donné un droit sur elle. Mariage qui se prépare. Intervention du vieux comte Aldini, qui s’est aperçu qu’Aurélie est justement la fille de la même femme qu’il a séduite et qui est aussi la mère de Médard. Scène d’Aldini et de Médard. Retour de ce dernier à ses habits de moine. Union de Maurice et d’Aurélie. Vous vous rappelez toutes ces scènes et j’en faiblirais le souvenir en les détaillant davantage. Voilà donc nos trois actes bien complets et bien réguliers. S’il n’y a pas de quoi émerveiller les gens, je ne sais pas ce qu’il faudra leur trouver. Je comprends maintenant l’exécution sur cette donnée et n’attends que vos conseils pour rendre en détail telle partie qu’il vous plaira.

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