26 août 1850 — Le Faust du Gymnase. — La légende de Fust. — Le théâtre de Balzac, dans La Presse, rubrique Théâtres.

À l’occasion d’une représentation de Faust au théâtre du Gymnase dont il doit faire la recension pour La Presse, Nerval rappelle ici l’histoire de Faust ou Fust, inventeur de l’imprimerie en s’appuyant sur des légendes qu’il a déjà évoquées en 1840 dans son Faust et le Second Faust, et qui inspireront en 1852 le drame intitulé L’Imagier de Harlem, dans lequel se développe le thème des « souffrances de l’inventeur » en la personne de Laurent Coster et de son gendre Faust, thème qu’il partage avec Balzac. L’article avait fait l’objet d’une intervention critique de lecteur auquel Nerval répond dans la livraison du 7 novembre 1850 du feuilleton des Faux Saulniers dans Le National.

L’article de La Presse sera partiellement repris dans Lorely. Souvenirs d’Allemagne, «  Souvenirs de Thuringe, I. L’opéra de Faust à Francfort », à l’occasion d’une représentation à Francfort du Faust de Spohr.

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THÉÂTRES.

 

LE FAUST DU GYMNASE. — LA LEGENDE DE FUST. — LE THÉÂTRE DE BALZAC.

 

Nous avons à parler ici de deux hommes de génie qui étaient en même temps deux imprimeurs : Faust et Balzac ; — puis d’un autre homme illustre, qui leur tenait de près, et qui s’appelait Wolfgang Goëthe.

Le hasard, qui réunit ces trois noms dans notre semaine dramatique, nous fournit aussi des motifs particuliers d’en parler avec quelque détail.

Si ce que nous avons à dire rentrait le moins du monde dans le roman, nous risquerions d’augmenter d’un centime par numéro, — c’est-à-dire d’environ quatre ou cinq cents francs, — les frais de la Presse d’aujourd’hui.

Mais nous sommes bien rassurés par l’exactitude des faits que nous essaierons de communiquer au public, sans aucun mélange d’imaginationn ou de fantaisie, sans combinaisons romanesques, dans le seul but de constater quelques faits peu connus.

Aucune des personnes que la loi nouvelle chargera d’établir une distinction entre le roman-feuilleton et le roman-critique n’oserait certainement douter de l’existence du docteur Johann Fust, autrement dit Faust, dont le nom brille entre ceux de Guttemberg et de Schoëffer, autour du célèbre médaillon des éditions stéréotypes. Il y a là trois têtes barbues qu’on a réunies, ne sachant au juste laquelle des trois avait réellement inventé cette terrible machine de guerre appelée la presse.

Strasbourg célèbre Guttemberg ; Mayence célèbre Faust. Quant à Schoëffer, il n’a jamais passé que pour le serviteur des deux autres. Faust était orfèvre à Mayence. Guttemberg, simple ouvrier, l’aida dans sa découverte, et cette union du capitaliste inventeur avec le travailleur ingénieux produisit ce dont nous usons et abusons aujourd’hui.

Faust était, dit-on, le gendre de Laurent Coster, imagier à Harlem. Ce dernier avait déjà trouvé l’art d’imprimer les figures des cartes. Faust eut l’idée, à son tour, de tailler sur bois les légendes, c’est-à-dire les noms de Lancelot, d’Alexandre ou de Pallas, qui jusque là, avaient été écrits à la main. Cette pensée en fit naître encore une autre chez Faust, ce fut de sculpter des lettres isolées, en bois de poirier, afin d’en former facultativement des mots. Guttemberg, chargé d’assembler ces lettres, eut à son tour l’idée de les faire fondre en plomb, et Schœffer, le travailleur en sous ordre, qui, à ses momens perdus, était vigneron, conçut la pensée d’employer, pour la reproduction nette des caractères, une sorte de machine établie dans le système du pressoir qui foule les raisins.

Telle fut la triple combinaison d’idées qui sortit de ces trois têtes, — semblable dans ses résultats aux trois rayons tordus de la foudre de Jupiter.

Rentrerons-nous dans le roman en admettant la légende qui suppose que Faust, s’étant ruiné dans les premiers frais de l’invention, se donna au diable afin de pouvoir l’accomplir ? Ceci est probablement une invention des moines du temps, irrités, et de l’effet prévu de l’imprimerie, et du tort qu’elle leur faisait dans leurs intérêts comme copistes de manuscrits.

Voici comment quelques auteurs supposent que Faust conçut l’idée de la reproduction des lettres : — En sa qualité d’orfèvre, il avait été chargé d’exécuter les fermoirs d’une Bible, dont le supérieur d’un couvent voulait faire présent à l’évêque de Mayence.

Il se rendit au couvent pour remettre son travail et se faire payer. On le fit attendre dans une salle, dont le centre était occupé par une vaste table, autour de laquelle une vingtaine de moines travaillaient assidûment.

À quoi travaillaient ces moines ? Ils s’occupaient à gratter des manuscrits grecs et latins pour les rendre propres à subir une écriture nouvelle. Faust jeta les yeux sur un Homère dont les premières lignes allaient disparaître...

— Malheureux ! dit-il au moine, que veux-tu écrire à la place de l’Iliade ? 

Et ses yeux tombaient attendris sur le vers qu’on peut traduire ainsi :

« Il s’en allait le long de la mer retentissante... »

En ce moment le supérieur entrait. Faust lui demanda à quel usage on destinait ces feuilles quand elles seraient grattées.

Il s’agissait de reproduire un livre de controverse : Thomas A’Kempis, ou quelque autre. Faust ne demanda d’autre prix de son travail que ce manuscrit, qu’il sauva ainsi de la destruction. Les moines sourirent de sa fantaisie et de sa simplicité. Il fallait un écrit pour qu’il pût sortir du couvent avec le livre. Le prieur le lui donna obligeamment, et imprima son cachet sur le parchemin. Un trait de lumière traversa l’esprit de l’orfèvre, il pouvait s’écrier : Euréka ! comme Archimède. Et combien il faut reconnaître la main de la Providence dans la combinaison de deux idées, quand on songe que depuis des milliers d’années on avait imprimé des sceaux et des cachets avec légendes, des inscriptions même (comme on en a retrouvé à Pompéi), qui servaient à marquer les étoffes. Faust concevait la pensée de multiplier les lettres et les épreuves pour reproduire la parole écrite.

Faust emporta, comme la proie de l’aigle, le manuscrit et l’idée. — Cette dernière ne se présentait pas encore nettement à son esprit.

« Quoi ! se disait-il, il peut dépendre de l’ignorance ou de l’intention funeste de quelques couvens de moines de détruire à tout jamais la tradition intelligente et libre de l’esprit humain ! Les chefs-d’œuvre des philosophes et des poètes, qu’ils appellent profanes, pourraient entièrement périr par le crime d’un fanatisme aveugle, comparable à celui qui anéantit jadis la bibliothèque d’Alexandrie ! L’ordre d’un pape — tel que Borgia, qui règne à Rome, — suffirait pour faire exécuter cela dans toute la chrétienté ; — car les moines sont à peu près les seuls dépositaires de ces trésors qu’ils prétendent conserver.... »

En se répétant cela, en serrant contre sa poitrine l’Homère qu’il venait de sauver, et qui peut-être était le dernier, Faust rêvait à la reproduction du cachet du supérieur, à la possibilité de graver des pages entières de lettres en relief, qui viendraient se marquer sur des tablettes ou sur du vélin... Rentré dans sa maison, et en proie aux combinaisons de son esprit, il ne songeait pas que la misère et le désespoir, cortège ordinaire du génie, venaient d’y pénétrer avec lui.

Peut-être est-ce là l’idée de cette scène du barbet noir que Faust rencontre dans une promenade, et qui, une fois dans sa chambre, grandit jusqu’au plafond et révèle l’esprit du mal.

Tout le monde connaît les souffrances de l’inventeur, — si admirablement décrites par Balzac dans la Recherche de l’absolu et dans Quinola. Celles de Faust, si l’on en croit les légendes, ne le cédèrent à aucun autre. Persécuté en Allemagne, il vint à Paris avec sa première Bible imprimée, et se présenta à Louis XI, qui d’abord l’accueillit bien. Mais le fanatisme guettait sa proie ; — on parvint à le faire passer pour sorcier, et il faillit être brûlé en place de Grève, pour avoir vendu des bibles entièrement semblables l’une à l’autre, — et qui n’avaient pu être exécutées que par artifice diabolique...

C’est comme magicien que les légendes répandues ou fabriquées par les moines le considèrent principalement. Il en existe d’innombrables, tant en Allemagne qu’en France, où la Bibliothèque bleue a réuni ses exploits principaux. Le plus curieux de tous est celui qui consiste à avoir avalé sur une route une voiture de foin qui gênait son passage, — avec les chevaux et le cocher.

Il y a aussi la scène de Fantasmagorie à la cour de l’empereur d’Allemagne, dans laquelle ce dernier prit l’enchanteur de le faire souper avec Alexandre, César et Cléopâtre. Ce qui, dit-on, eut lieu en effet.

Goëthe s’est servi, dans le second Faust, de cette anecdote, en la modifiant et en faisant apparaître Hélène, ce qui appartient encore à la tradition primitive. On se demande pourquoi celle-ci suppose unanimement que Faust avait commandé au diable de ressusciter pour lui la belle Hélène de Sparte, dont il eut un fils, et avec laquelle il vécut vingt-quatre ans, aux termes de son pacte ? Peut-être est-ce le souvenir de l’anecdote relative au manuscrit de l’Iliade qui conduisit à cette idée. L’admirateur d’Homère devait être en esprit l’amant d’Hélène.

Dans le Faust primitif qui se joue en Allemagne, sur les théâtres de marionnettes, on voit paraître ce personnage d’Hélène. Là, le diable s’appelle Caspar, et un duc de Parme y joue le rôle de l’empereur, qu’on n’aurait pas sans doute laissé représenter sous forme de pantin.

On peut citer encore le roman de Klinger, sur Faust, écrit très spirituellement à la manière de Diderot, et dans lequel on voit Faust porter son invention dans toutes les cours de l’Europe, sans réussir à autre chose qu’à se faire rouer, pendre ou brûler, ce dont le diable le sauve toujours au dernier moment, en vertu de leur pacte. Dans chacun des pays où il se réfugie tour à tour, il ne voit que meurtres, débauches et iniquités : en France, Louis XI ; en Angleterre, Glocester ; en Espagne, l’Inquisition ; en Italie, Borgia.... Si bien que le diable lui dit : « Quoi ! tu te donnes tant de peine pour ce misérable genre humain ? — Pour le sauver ! pour le transformer !.... s’écrie Faust, car l’ignorance est la source du crime. — Ce n’est pas, répond le diable, ce qui se dit dans l’histoire du pommier... »

Il n’est pas dans tout cela question de Marguerite ; c’est que Marguerite est une création de Goëthe, et même le type d’une femme qu’il avait aimée. Cette figure éclaire délicieusement toute la première partie de Faust, tandis que celle d’Hélène, dans la seconde partie, est généralement moins sympathique et moins comprise, quoiqu’elle appartienne exactement à la tradition.

Le sujet est trop connu pour que nous donnions ici l’analyse de la pièce allemande. Nous avons eu l’occasion de la traduire du vivant même de Goëthe, — qui a bien voulu parler avec éloge de cette version d’un écolier littéraire. — Avoir tenu une place quelconque dans les entretiens de ce grand homme est un bonheur qui nous fait, pour un instant, renoncer à la modestie.

Il existe encore en Allemagne plusieurs drames de Faust, publiés depuis celui de Goëthe, qui date de 1788 ; celui de Klingmann nous a paru le plus remarquable. — Bien que la pièce de Goëthe n’ait pas été composée en vue du théâtre, elle a été jouée partout et se maintient au répertoire des grands théâtres.

En France, nous avons vu paraître plusieurs imitations ou traductions de Faust. La première est le Fausto des Italiens, dont la musique est de Mlle Louise Bertin. Le livret était aussi exact que possible, et beaucoup plus surtout que l’imitation nouvelle du Gymnase. Plus tard, une troupe allemande représenta à Paris le Faust, mis en musique par Spohr, dont le sujet s’éloigne beaucoup de celui de Goëthe. Vers la même époque il en parut un autre au théâtre des Nouveautés, cette fois en français. Mme Albert jouait le rôle principal.

La donnée était aussi différente dans la plus grande partie des détails. Enfin, c’est à la Porte-Saint-Martin que l’on a pu voir l’imitation la plus rapprochée de la pièce allemande, admirablement rendu par Mme Dorval et par Frédérick. Tout Paris a conservé le souvenir de ce succès, qui dura cent représentations.

Il faut citer encore un Faust de M. Lesguillon, habilement traduit en vers, reçu à l’Odéon et arrêté par la censure en 1829. Il fallut une révolution pour qu’on le vît paraître, et la représentation coïncida avec la mort du vieillard de Weimar. La pièce se joua au Panthéon ; ce dernier nom s’accordait du reste avec la circonstance.

Le Faust de Berlioz n’est pas, comme on sait, une œuvre dramatique ; mais il est à regretter qu’on n’ait point tenté de décider l’auteur à en faire un opéra.

Que dire maintenant du Faust donné cette semaine au Gymnase ?... qu’il est malheureux qu’aucune loi n’empêche de mutiler et de travestir les chefs-d’œuvre étrangers.

M. Michel Carré, qui a fait ses preuves comme poète et comme dramaturge, a dû souffrir en se prêtant à cette profanation. Est à dire que la pièce n’ait pas obtenu de succès ? Ce serait injuste ; elle est même faite avec habileté au point de vue du Gymnase et de son public. Mais ce n’était pas là un théâtre où l’on pût jouer Faust. Cela rappelle le proverbe de ceux qui coupent un chêne pour en faire un manche à laine. — Heureusement il existait là une actrice de drame qui n’a point de rivale dans ce genre, depuis la mort de Mme Dorval, — car Mlle Rachel ne joue le drame que par occasion. C’est seulement pour Mme Rose Chéri que l’on a découpé d’après l’œuvre originale une sorte de silhouette des principales situations. À ce point de vue, on a fait perdre au sujet beaucoup de sa poésie en ne divisant pas la pièce en tableaux. le fanatisme que conservent encore certains théâtres pour l’unité de lieu est cause que l’on ne peut obtenir au théâtre la vérité que l’on atteint souvent dans le roman moderne.

Croit-on, par exemple, que Marguerite, à son rouet, chantant le Roi de Thulé, et s’admirant à son miroir, parée des bijoux envoyés par le diable, n’était pas mieux dans sa petite chambre que dans un jardin ? Croit-on que la scène du lavoir, la scène de l’église, celle de la sérénade et celle de la prison, puissent indifféremment se passer dans une rue. Enfin, contentons-nous d’avoir admiré Mme Rose-Chéri dans un rôle qu’elle rend adorablement. C’est l’effet des tableaux de Scheffer, qui ne sont eux-mêmes qu’une version amollie, mais délicieuse, du Faust allemand.

Bressan a fait de Faust un Don Juan assez vulgaire ; — le rôle de Méphistophelès n’est pas mal rendu, eu égard à la proportion de l’œuvre.

Maintenant, il est triste pour nous d’avoir à rappeler, à propos de théâtre, le souvenir si récent de Balzac. Nous regrettons surtout de voir aujourd’hui la place nous manquer pour parler comme il convient de ses œuvres et de ses idées dramatiques. le théâtre était pour lui une préoccupation constante, pendant ses dernières années.

Il n’a pourtant obtenu de succès décidé qu’avec la Marâtre, au Théâtre-Historique. Vautrin, Quinola et Paméla Giraud ont manqué leur effet par diverses raisons, et souffert surtout de la prévention du public, qui n’admet pas facilement qu’on réussisse dans deux genres. Il faut compter là pour beaucoup aussi l’esprit de routine des théâtres, qui craignent tout ce qui est hardi ou inconnu et traient toutes les audaces d’un écrivain nouveau comme le Gymnase vient de traiter le chef-d œuvre de Goëthe.

Nous connaissons deux pièces inédites de Balzac, les Mercadets et l’École des Ménages, dont nous aurons peut-être l’occasion de reparler. — Il ne nous reste qu’à adresser, cette fois, un éloge à M. le ministre de l’intérieur, pour avoir eu l’idée de commander le buste de Balzac, — destiné à être placé au musée de Versailles.

Les souvenirs qui ont présidé à quelques passages de ce feuilleton, nous obligent à retarder l’analyse de deux bluettes du théâtre Montansier, et d’un drame de M. Paul Féval, qui vient de réussir avec éclat à l’Ambigu.

 

GÉRARD DE NERVAL.

 

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