1866 — Charles Monselet, Portraits après décès, Paris, Achille Faure, 1866, « Gérard de Nerval », p. 217-255

Journaliste, romancier, gastronome, Charles Monselet est l’auteur notamment de La Lorgnette littéraire, dictionnaire des grands et des petits auteurs de son temps (1857) que l'on s'arrachait alors, d’une étude sur Restif de la Bretonne, publiée en 1854, donc peu de temps après Les Illuminés de Nerval, et de Portraits après décès, publié en 1866, où un chapitre est consacré à Nerval. « C’est en 1846, dans les bureaux de l’Artiste, que je connus Gérard de Nerval. Il y avait quelques mois seulement que je venais d’arriver à Paris. Ce nom élégant, ces œuvres délicates, cette folie même dont le feuilleton de Janin m’avait apporté l’écho jusqu’au fond de la province, tout cela m’annonçait quelque jeune cavalier mystérieux et pâle. Il me fallut rabattre un peu de mon idéal, ou du moins le modifier. Gérard de Nerval, modeste jusqu’à l’humilité, vêtu d’une redingote longue et à petits boutons, la vue basse, les cheveux rares, me rappelait assez les professeurs des collèges départementaux. Plus tard seulement je me rendis compte de ce mélange de finesse et de bonté qui était le caractère dominant de sa physionomie, et qui était aussi le caractère de son talent. »

Le personnage de Brisacier, est également le héros du Roman tragique publié par Nerval en 1844, et repris dans la préface des Filles du feu en 1854.

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III

[...] Gérard m’engageait quelquefois à collaborer avec lui pour le théâtre. Il s’occupait depuis très-longtemps d’un drame sur Nicolas Flamel, qu’il me raconta pendant une soirée. Une autre fois, il m’apporta un petit cahier tout écrit de sa main, intitulé la Forêt Noire. « Lisez-le, me dit-il, vous me direz demain si nous pouvons en faire quelque chose. » Le lendemain, Gérard de Nerval ne vint pas. Il était parti pour La Haye, pour Senlis ou pour Saint-Germain. Nous oubliâmes tous les deux le petit cahier. Je l’ai retrouvé dans ces derniers temps, et je le transcris ici. On y retrouvera ce type de Brisacier qu’il affectionnait particulièrement, et qu’il a reproduit dans plusieurs de ses ouvrages.

 

LA FORÊT NOIRE

Donnée historique

L’action se passe en 1702, à l’époque où Louis XIV luttait contre l’empereur d’Allemagne dans le Palatinat. L’électeur de Bavière et celui de Cologne étaient alors les alliés de la France et Villars commandait les armées réunies. On venait de prendre Neubourg, et Villard occupait la ville sous les murs de laquelle on devait le surlendemain livrer une bataille définitive. Les troupes de Louis XIV et des électeurs s’étaient établies dans les principaux édifices, sur les places, et des détachements gardaient les portes avec ordre de ne laisser sortir personne de suspect, car on avait espéré s’emparer de plusieurs protestants réfugiés après les guerres des camisards, auxquels le margrave de Bade avait donné asile, et qu’on soupçonnait d’aider les ennemis de leurs talents et de leurs richesses.

L’incendie des châteaux du Palatinat avait eu principalement le motif de détruire les principaux lieux d’asile qu’ils avaient trouvés. Les ordres de Louis XIV étaient impitoyables sur ce point.

 

PREMIER ACTE

Près de l’une des portes de Neubourg est une taverne avec un jardin et des tonnelles où l’on vient boire. Les soldats de l’armée victorieuse se mêlent au peuple de la ville dans cette sorte de redoute. On danse, on boit, et un piquet de dragons, tout en gardant le poste, regarde avec curiosité ce peuple étranger insoucieux des maux de la guerre. Un jeune capitaine, nommé Brisacier, cause avec un brigadier de musique, nommé Chavagnac ; ce dernier voudrait se mêler à la valse, mais le capitaine lui parle de la consigne et de son âge qui devrait lui commander la gravité. Brisacier est en effet le plus jeune, mais né de parents inconnus, élevé dans le régiment, la protection de Villars, qui ne s’est pas soucié de son origine, mais de son talent, l’a fait parvenir à son grade. Chavagnac s’attendrit en causant du passé et comprime avec peine un secret qu’il doit cacher à Brisacier qu’il a vu tout petit et qui, quoique son supérieur, est resté son camarade. Le caractère gai et bruyant de Chavagnac le fait échapper vite à de tristes souvenirs.

Cependant une troupe de Bohémiens se présente et veut franchir la porte avant que la ville soit fermée. Ils se sont trouvés pris dans la ville pendant le siège et leur humeur vagabonde les appelle ailleurs, ils disent que de pauvres baladins comme eux ne peuvent s’exposer aux chances nouvelles de la bataille qui doit se livrer. Au moment où Brisacier va donner l’ordre de les laisser sortir : « Sont-ce bien des bohémiens ? dit le lieutenant chargé de garder la porte sous les ordres de Brisacier. — Il y a un moyen de s’en convaincre, dit gaiement le trompette Chavagnac, c’est de leur faire montrer leurs talents. »

Le chef des bohémiens s’intitule comte d’Égypte, et se donne comme prédisant l’avenir et maître des destinées ; sa barbe blanche et sa tenue solennelle donnent quelque apparence à ses paroles. Une petite vieille qui l’accompagne et qui se dit sibylle montre des cartes ou tarots et s’offre à tirer le grand jeu. Quant à une jeune fille qui l’accompagne, celle-là ne sait que danser et chanter pour attirer la foule autour de ses compagnons. Sur l’insistance des officiers elle se dévoile et chante au son du tambour de basque une chanson gaie qui dispose en sa faveur les assistants.

A peine s’est-elle dévoilée, que Brisacier se récrie dans un étonnement profond : il a reconnu en elle les traits d’une peinture vue sans doute dans sa plus tendre enfance, et communique sa surprise à Chavagnac, qui dès lors partage son émotion.

Brisacier s’approche d’elle et lui parle, lui demande le lieu de sa naissance et mille détails que la vieille se hâte d’interrompre ; elle cherche à donner le change. Sous ses traits basanés, on s’aperçoit qu’elle est jeune et qu’elle exerce sur la chanteuse une sorte de protection mystérieuse. Brisacier ne conçoit pourtant aucun soupçon, et commande aux soldats de laisser sortir les Bohémiens ; mais le lieutenant, malveillant et jaloux en lui-même du capitaine (qui, quoique enfant trouvé, lui est supérieur en grade, à lui, descendant d’une ancienne famille), a fait prévenir le colonel qui envoie l’ordre de retenir ces gens suspects.

Alors le vieillard, sans abandonner son rôle de Bohémien, tente de soulever la population et en ayant l’air de prédire, arrive peu à peu à faire appel aux idées religieuses des assistants, anabaptistes pour la plupart. Il parle du bonheur que Dieu promet à ceux qui soutiendront cette cause, et ses chants sont le tableau des joies mystiques du paradis où les croyants rejoindront leur famille et retrouveront ceux qui leur sont chers. Ce passage frappe vivement l’imagination de Brisacier qui pleure sa position d’orphelin et cherche à sauver les fugitifs. Au moment où le lieutenant et lui se disputent sur ce sujet, le colonel arrive, averti qu’on méconnaît ses ordres, met aux arrêts le capitaine Brisacier et ordonne que l’on entraîne à la mort ces malheureux qui ont tenté de soulever le peuple. Brisacier sort désespéré et se sépare avec la plus profonde douleur de la jeune fille qui va périr. Seulement à la chute du rideau l’on voit paraître le général en chef Villars et l’on peut prévoir un autre dénoûment.

 

DEUXIÈME ACTE

Cet acte se passe dans la serre d’un château du Rhin, situé dans la Forêt Noire, à peu de distance de Neubourg. Ce château passe dans le pays pour être hanté des esprits, et Ondine, la reine des eaux, y attire, à ce qu’on croit, les jeunes gens séduits par les paroles des Bohémiennes. L’exposition en aura été faite dans le premier acte. Le trompette Chavagnac entre tenant dans ses bras son capitaine évanoui. Il expose qu’après sa condamnation aux arrêts, Brisacier, craignant de ne pouvoir assister à la bataille, avait tenté de s’échapper de la prison. Aidé par lui, il a sauté d’une fenêtre haute, mais sa tête ayant porté sur le sol, il est resté privé de ses sens. En cherchant du secours, Chavagnac a traîné son ami jusqu’à une ouverture par laquelle il est entré dans le château, et maintenant il appelle, avec une crainte que l’aspect étrange des lieux justifie. Des noirs arrivent et transportent le capitaine sur un banc de gazon. Le trompette leur recommande de prendre soin de lui et cherche à se retirer, mais il ne peut retrouver son chemin, tout est fermé. Sa crainte des esprits revient et il les invoque avec une confiance comique. Bientôt une troupe de jeunes filles magnifiquement vêtues se répand sur la scène et elles entourent le capitaine en lui prodiguant des secours.

Brisacier revient à la vie et se croit dans un autre monde : les paroles du vieux Bohémien de la veille lui reviennent dans l’esprit, et il s’imagine qu’étant mort après avoir défendu ces infortunés, le ciel l’a transporté dans le monde magique qu’ils avaient annoncé et où doit briller l’image de celle qu’il aime. Il la demande et elle paraît, mais non plus comme une obscure Bohémienne, sous des habits de grande dame et dans le costume du tableau qu’il a vu autrefois.

Il doute si c’est l’autre vie ou un rêve qui lui présente de telles apparitions ; mais le souvenir des Bohémiens entraînés au supplice lui fait penser surtout que comme lui ils se retrouvent dans un monde meilleur. En effet, la vieille sibylle du premier acte paraît en costume de reine et comme maîtresse du château. Chavagnac reconnaît en elle la fée Ondine des ballades, tandis que Brisacier invoque sa puissance pour lui rendre celle qu’il aime qui vient de disparaître encore comme l’idéal de sa vie.

Au moment où la sibylle semble s’attendrir, le vieillard paraît sous des habits d’une forme ancienne et semble en proie à la fureur de ce qu’un profane a pénétré dans le château. La sibylle le prend à part et lui explique ce qu’elle suppose, pendant que Chavagnac et Brisacier se communiquent leurs impressions, qui chez l’un ont un caractère d’illusion combattue par le courage, tandis que chez l’autre la peur et la crédulité augmentent les éléments de conviction surnaturelle qui doivent frapper Brisacier.

Cependant le vieillard a déjà conçu une idée qui le frappe vivement ; la sibylle y ajoute ses propres observations, mais le doute fait encore que l’on hésite à prononcer sur le sort des deux militaires. Car les habitants du château ne sont autre chose que des protestants réfugiés et la sibylle prétendue est la margrave Sibylle, souveraine du pays de Bade qui, surprise dans Neubourg avec ses protégés, avait pris un déguisement pour échapper aux troupes de Louis XIV.

La margrave Sibylle, femme capricieuse et spirituelle, s’amuse de l’erreur de Brisacier et lui fait raconter sa vie et son origine. Elle apprend qu’il y a dans les souvenirs d’enfance du jeune homme une impression vive de quelque scène terrible à laquelle il a échappé, et c’est en instruisant de cela le vieillard, ancien comte d’Alby, qu’elle lui donne matière à réfléchir lui-même. Il se souvient alors d’un neveu échappé au massacre du château de son père dans les Cévennes, et veut savoir si c’est réellement Brisacier.

Pendant qu’il prépare tout dans cette idée, la margrave cherche à agir sur l’imagination du jeune homme en lui disant qu’il est en ce moment sous le pouvoir des esprits, et que, soit illusion, soit rêve, c’est le moment solennel de sa vie où il doit se décider entre deux partis. Il pleure ses parents perdus, il rêve d’impressions oubliées ; la volonté céleste va les lui rendre, et alors il se prononcera.

En effet, un portique en style de la renaissance qui fermait le fond du théâtre ouvre ses portes et l’on aperçoit une table entourée de convives en costumes du siècle précédent. Une jeune fille est à la droite du seigneur protestant, qui lui-même paraît plus jeune ; c’est toujours la Bohémienne, mais c’est en même temps la personne dont l’image est restée dans l’imagination du capitaine.

Pendant que ces personnages prennent part au banquet de famille, le son d’une trompette retentit au dehors. À ce moment, Chavagnac porte la main à son clairon et s’écrie comme pris d’un souvenir terrible : « Les huguenots à mort ! à mort ! » Un clairon vêtu comme lui entre dans la salle en répétant ces mots ; des soldats costumés en dragons de Louis XIV se précipitent sur les protestants, et les portes du pavillon se referment au moment du tumulte que doit amener cette situation.

Brisacier, cependant, a revu dans cet instant toute une scène dont le souvenir vague n’avait jamais été expliqué pour lui ; quant à Chavagnac, en proie à la plus profonde terreur, il demande pardon aux esprits vengeurs qu’il croit irrités contre lui, et raconte que c’est en effet lui-même qui a sonné l’attaque du château protestant. Seulement il a sauvé du milieu des morts et des blessés un jeune enfant qui n’est autre que Brisacier, et l’ayant fait élever dans la foi catholique et adopter par le régiment, il ne lui a jamais parlé de sa naissance et a détourné ses idées des premières impressions de sa vie.

La margrave reparaît, et pour effacer ces sombres souvenirs, elle ramène autour de Brisacier les jeunes filles qui lui présentent la coupe de l’oubli ; la seule image qui reparaît est celle de la jeune fille aimée ; elle lui chante et le bonheur et la perspective de se rendre digne d’elle en protégeant les malheureux proscrits. Cependant le sommeil s’empare des deux militaires, et l’on comprend que c’est dans cet état, dû à une liqueur préparée, qu’ils seront transportés hors du château.

 

TROISIÈME ACTE

La scène se passe dans le camp français au bord du Rhin. La bataille a lieu dans le lointain, dans la plaine de Friedlingue, et les paysans effrayés viennent demander protection aux troupes de réserve qui gardent le camp. La compagnie de Brisacier se désespère de ne pas prendre part au combat. En ce moment, Brisacier et Chavagnac, pâles de la nuit qu’ils ont passée, reparaissent et cherchent à échapper aux interrogations. Le capitaine veut regagner la salle des arrêts, mais on vient annoncer que la bataille est perdue et que l’aile gauche des impériaux se prépare à attaquer le camp. Le peuple effrayé s’adresse au capitaine, qui voyant revenir des soldats débandés prend sur lui la résolution d’appeler sa troupe aux armes.

Pendant que les paysans suivent avec anxiété les chances du combat, les chefs victorieux reviennent du côté opposé, et là se passe la scène historique dans laquelle les soldats nommèrent Villars maréchal de France sur le champ de bataille. Cependant une inquiétude interrompt ce triomphe : on apprend à Villars qu’un parti de troupes débandées ont été ramenées au combat par une compagnie de réserve, qui elle-même a été à la fin repoussée par le gros des ennemis en retraite. On envoie du monde pour les dégager, et bientôt l’on ramène Brisacier confondu. Parmi les ennemis qu’il a trouvés en face de lui, il a reconnu le vieillard mystérieux, et n’osant le frapper, il s’est précipité parmi les ennemis en appelant la mort. Conduit devant le général en chef après avoir été dégagé, il demande d’être jugé selon la rigueur militaire, et les chefs ne peuvent prononcer autre chose que la mort ; au moment où le conseil se réunit pour prononcer cet arrêt, on amène des prisonniers faits dans la sortie qui a été cause de ce désordre et qui, on le comprend, a été tentée par les habitants du château. Le capitaine Brisacier, qui, en proie à des idées mystiques, ne voulait plus que mourir pour retourner au séjour féerique entrevu la nuit précédente, reconnaît avec désespoir les habitants du château qui ne sont plus que des proscrits ; le lieutenant, jaloux de son grade qui lui a nui encore dans cette affaire, raille Chavagnac qui, pour essayer de sauver son ami, avait raconté les circonstances fantastiques de la nuit. Cette ironie porte en même temps au cœur de Brisacier ; toutefois les prisonniers viennent près de lui, et une explication donnée par la margrave achève de dissiper ses doutes. En même temps la margrave lui apprend que l’électeur roi des Romains, son parent, traite en ce moment même avec Villars, et que, grâce à des concessions faites à la France, la délivrance des prisonniers est assurée. Ne se doutant pas en outre de la position dans laquelle s’est mise Brisacier, elle appelle Diane et réunit les amants comme désormais fiancés. Là a lieu une scène où Brisacier mêle tristement en lui-même la perspective de sa mort à l’heureuse destinée qui lui arrive en apparence.

Le voilà reconnu membre d’une illustre famille, on lui promet celle qu’il aime ; tout s’éclaircit autour de lui ; ces êtres fantastiques, entrevus comme dans un rêve, sont vivants, et lui va mourir ! Au moment où, n’osant les détromper, il accepte ce que la margrave lui promet, la décision du conseil de guerre est annoncée et consterne les assistants.

La margrave quitte la scène, avertie de l’arrivée de l’électeur roi des Romains. Elle court à lui pour l’implorer, et l’on apprend bientôt qu’il est en conférence avec Villars. Mais ce qui rend la grâce impossible au moment où elle semble décidée, c’est qu’un sergent coupable d’une faute analogue a été déjà passé par les armes. Cette péripétie, à laquelle on peut ajouter le murmure des soldats qui croient qu’on va faire un passe-droit à cause de l’origine noble du capitaine désormais reconnue, amène une résolution par suite de laquelle un peloton est commandé pour l’exécution par les armes de Brisacier. Le trompette Chavagnac parle en secret aux soldats choisis pour cet acte, lesquels sont de vieux soldats qui, comme lui, ont concouru à sauver autrefois Brisacier enfant.

La nuit commence à tomber et les troupe repassent le Rhin en abandonnant la rive, par suite du traité fait avec l’électeur ; on entend bientôt le bruit de l’exécution de Brisacier, et les proscrits se désolent sur la scène de cette condamnation qui s’exécute derrière les arbres voisins. Mais un instant après, la troupe restée en dernier lieu s’embarque, et Brisacier, qui n’a subi qu’un simulacre d’exécution destiné à tromper l’armée, se jette dans les bras de ses parents avec lesquels il vivra désormais en épousant Diane d’Alby.

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