15 décembre 1852 — La Bohême galante XII, dans L’Artiste, Ve série, t. IX, p. 151-152.

Cette dernière livraison de La Bohême galante est la reprise partielle de l’article intitulé : Les Livres d’enfants publié dans Le National le 29 décembre 1850. Le conte de La Reine des poissons figure dans le volume des Contes et Facéties publié quelques jours plus tôt, le 11 décembre 1852. Le récit de ce conte, ici prêté à Sylvain, sera repris en 1854 dans Chansons et légendes du Valois, à la suite de Sylvie, dans Les Filles du feu.

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LA BOHÊME GALANTE

XII

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XV

VER.

Dans les veillées on mêle les récits aux chansons. Sylvain eut du succès avec le suivant, qui fit surtout plaisir aux vanniers.

« Il y avait dans la province du Valois, auprès des bois de Villers-Cotterets, un petit garçon et une petite fille qui se rencontraient de temps en temps sur les bords des petites rivières du pays, l’un, obligé par un bûcheron, nommé Tord-Chêne, qui était son oncle, d’aller ramasser du bois mort ; l’autre, envoyée par ses parents pour saisir de petites anguilles que la baisse des eaux permet d’entrevoir dans la vase en certaines saisons. Elle devait encore, faute de mieux, atteindre, entre [les pierres,] les écrevisses, très-nombreuses en quelques endroits.

« Mais la pauvre petite fille, toujours courbée et les pieds dans l’eau, était si compatissante pour les souffrances des animaux, que, le plus souvent, voyant les contorsions des poissons qu’elle tirait de la rivière, elle les y remettait et ne rapportait guère que les écrevisses, qui, souvent, lui pinçaient les doigts jusqu’au sang, et pour lesquelles elle devenait alors moins indulgente.

« Le petit garçon, de son côté, faisant des fagots de bois mort et des bottes de bruyères, se voyait exposé souvent aux reproches de Tord-Chêne, soit parce qu’il n’en avait pas assez rapporté, soit parce qu’il s’était trop occupé à causer avec la petite pêcheuse.

« Il y avait un certain jour dans la semaine où ces deux enfants ne se rencontraient jamais... Le même, sans doute, où la fée Mélusine se changeait en poisson, et où les princesses de l’Edda se transformaient en cygnes.

« Le lendemain d’un de ces jours-là, le petit bûcheron dit à la pêcheuse : — Te souviens-tu qu’hier je t’ai vue passer là-bas dans les eaux de Challepont, avec tous les poissons qui te faisaient cortège... jusqu’aux carpes et aux brochets ; et tu étais toi-même un beau poisson rouge, avec les côtés tout reluisants d’écailles en or ?

« — Je m’en souviens bien, dit la petite fille, puisque je t’ai vu, toi, qui étais sur le bord de l’eau, et que tu ressemblais à un beau chêne vert, dont les branches d’en haut étaient d’or fin, et que tous les arbres du bois se courbaient jusqu’à terre en te saluant.

« — C’est vrai, dit le petit garçon, j’ai rêvé cela.

« — Et moi aussi j’ai rêvé ce que tu m’as dit ; mais comment nous sommes-nous rencontrés tous deux dans le rêve ?...

« En ce moment, l’entretien fut interrompu par l’apparition de Tord-Chêne, qui frappa le petit avec un gros gourdin, en lui reprochant de n’avoir pas seulement lié encore un fagot.

« — Et puis, ajouta-t-il, est-ce que je ne t’ai pas recommandé de tordre les branches qui cèdent facilement, et de les ajouter à tes fagots ?

« — C’est que, dit le petit, le garde me mettrait en prison s’il trouvait dans mes fagots du bois vivant… et puis, quand j’ai voulu le faire comme vous me l’aviez dit, j’entendais l’arbre qui se plaignait !

« — C’est comme moi, dit la petite fille ; quand j’emporte des poissons dans mon panier, je les entends qui chantent si tristement que je les rejette dans l’eau… Alors on me bat chez nous.

« — Tais-toi, petite masque ! dit Tord-Chêne, qui paraissait animé par la boisson, tu déranges mon neveu dans son travail. Je te connais bien avec tes dents pointues, couleur de perle... Tu es la reine des poissons ! Mais je saurai bien te prendre à un certain jour de la semaine, et tu périras dans l’osier... dans l’osier ! 

« Les menaces que Tord-Chêne avait faites dans son ivresse ne tardèrent pas à s’accomplir. La petite fille se trouva pêchée sous la forme de poisson rouge que le destin l’obligeait à prendre à de certains jours. Heureusement, lorsque Tord-Chêne voulut, en se faisant aider de son neveu, tirer de l’eau la nasse d’osier, ce dernier reconnut le beau poisson rouge à écailles d’or, qu’il avait vu en rêve, comme étant la transformation accidentelle de la petite pêcheuse.

« Il osa la défendre contre Tord-Chêne et le frappa même de sa galoche. Ce dernier, furieux, le prit par les cheveux cherchant à le renverser ; mais il s’étonna de trouver une grande résistance : c’est que l’enfant tenait des pieds à la terre avec tant de force, que son oncle ne pouvait venir à bout de le renverser et de l’emporter, et le faisait en vain virer dans tous les sens.

« Au moment où la résistance de l’enfant allait se trouver vaincue, les arbres de la forêt frémirent d’un bruit sourd ; les branches agitées laissèrent siffler les vents, et la tempête fit reculer Tord-Chêne, qui se retira dans sa cabane de bûcheron.

« Il sortit bientôt menaçant, terrible et transfiguré comme un fils d’Odin ; dans sa main brillait cette hache scandinave qui menace les arbres, pareille au marteau de Thor brisant les rochers.

« Le jeune prince des forêts, victime de Tord-Chêne, — son oncle, usurpateur, — savait déjà quel était son rang, qu’on voulait lui cacher. Les arbres le protégeaient, mais seulement par leur masse et leur résistance passive…

« En vain les broussailles et les bourgeons s’entrelaçaient de tous côtés pour arrêter les pas de Tord-Chêne ; celui-ci avait appelé ses bûcherons et se traçait un chemin à travers ces obstacles. Déjà plusieurs arbres, autrefois sacrés, du temps des vieux druides, étaient tombés sous les haches et les cognées.

« Heureusement la reine des poissons n’avait pas perdu de temps. Elle était allée se jeter aux pieds de la Marne, de l’Aisne et de l’Oise, les trois grandes rivières voisines, leur représentant que, si l’on n’arrêtait pas les projets de Tord-Chêne et de ses compagnons, les forêts, trop éclaircies, n’arrêteraient plus les vapeurs qui produisent les pluies, et qui fournissent l’eau aux rivières et aux étangs ; que les sources elles-mêmes seraient taries et ne feraient plus jaillir l’eau nécessaire à alimenter les rivières ; sans compter que tous les poissons se verraient détruits en très-peu de temps, ainsi que les bêtes sauvages et les oiseaux.

« Les trois grandes rivières prirent là-dessus de tels arrangements, que le sol où Tord-Chêne, avec ses terribles bûcherons, travaillait à la destruction des arbres, — sans toutefois avoir pu atteindre encore le jeune prince des forêts, — fut entièrement noyé par une immense inondation, qui ne se retira qu’après la destruction entière des agresseurs.

« Ce fut alors que le prince des forêts et la reine des poissons purent de nouveau reprendre leurs innocents entretiens.

« Ce n’étaient plus un petit bûcheron et une petite pêcheuse, — mais un sylphe et une ondine, lesquels plus tard furent unis légitimement. »

 

Je ne fais que rédiger cette jolie légende, et je regrette de n’être pas resté assez longtemps dans le pays pour en écouter d’autres. Il est temps, d’ailleurs, de mettre fin à ce vagabondage poétique, que nous reprendrons plus tard sur un autre terrain.

 

GÉRARD DE NERVAL.

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