15 novembre 1852 — La Bohême galante X, dans L’Artiste, Ve série, t. IX, p. 116-118.

Tout à son sujet valoisien, Nerval semble avoir oublié la finalité de la série d’articles qu’il propose à L’Artiste, et reproduit ici presque à l’identique le feuilleton des Faux Saulniers, 16e livraison, du 22 novembre 1850, relatant la visite à Ermenonville.

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LA BOHÊME GALANTE

X

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XIII

ERMENONVILLE

En quittant Châalis, il y a encore à traverser quelques bouquets de bois, puis nous entrons dans le désert. Il y a là assez de désert pour que, du centre, on ne voie point d’autre horizon, — pas assez pour qu’en une demi-heure de marche on n’arrive au paysage le plus calme, le plus charmant du monde… une nature suisse découpée au milieu du bois, par suite de l’idée qu’a eue René de Girardin d’y transplanter l’image du pays dont sa famille était originaire.

Quelques années avant la Révolution, le château d’Ermenonville était le rendez-vous des illuminés, qui préparaient silencieusement l’avenir. Dans les soupers célèbres d’Ermenonville, on a vu successivement le comte de Saint-Germain, Mesmer et Cagliostro, développant, dans des causeries inspirées, des idées et des paradoxes dont l’école dite de Genève hérita plus tard. Je crois bien que M. de Robespierre, le fils du fondateur de la loge écossaise d’Arras, — tout jeune encore, — peut-être encore plus tard Senancourt, Saint-Martin, Dupont de Nemours et Cazotte, vinrent exposer, soit dans ce château, soit dans celui de Le Peletier de Mortfontaine, les idées bizarres qui se proposaient les réformes d’une société vieillie, — laquelle, dans ses modes mêmes, avec cette poudre qui donnait aux plus jeunes fronts un faux air de vieillesse, — indiquait la nécessité d’une complète transformation.

Saint-Germain appartient à une époque antérieure, mais il est venu là. — C’est lui qui avait fait voir à Louis XV, dans un miroir d’acier, son petit-fils sans tête, comme Nostradamus avait fait voir à Marie de Médicis les rois de sa race, — dont le quatrième était également décapité.

Ceci est de l’enfantillage. Ce qui relève les mystiques, c’est le détail rapporté par Beaumarchais (le village de Beaumarchais est situé à une lieue d’Ermenonville, — pays de légendes) que les Prussiens, — arrivés jusqu’à trente lieues de Paris, — se replièrent tout à coup d’une manière inattendue d’après l’effet d’une apparition dont leur roi fut surpris, — et qui lui fit dire : « N’allons pas outre ! » comme en certains cas disaient les chevaliers.

Les illuminés français et allemands s’entendaient par des rapports d’affiliation. Les doctrines de Weisshaupt et de Jacob Bœhm avaient pénétré chez nous, dans les anciens pays francks et bourguignons, — par l’antique sympathie et les relations séculaires des races de même origine. Le premier ministre du neveu de Frédéric II était lui-même un illuminé. — Beaumarchais suppose qu’à Verdun, sous couleur d’une séance de magnétisme, on fit apparaître devant Frédéric-Guillaume son oncle, qui lui aurait dit : « Retourne ! » — comme le fit un fantôme à Charles VI.

Ces données bizarres confondent l’imagination ; — seulement, Beaumarchais, qui était un sceptique, a prétendu que, pour cette scène de fantasmagorie, on fit venir de Paris l’acteur Fleury, qui avait joué précédemment aux Français le rôle de Frédéric II, — et qui aurait ainsi fait illusion au roi de Prusse, — lequel depuis, se retira, comme on sait, de la confédération des rois ligués contre la France.

Un détail plus important à recueillir, c’est que le général prussien qui dans nos désastres de la Restauration prit possession du pays, — ayant appris que la tombe de Jean-Jacques Rousseau se trouvait à Ermenonville, exempta toute la contrée, depuis Compiègne, des charges de l’occupation militaire. — C’était, je crois, le prince d’Anhalt : — souvenons-nous, au besoin, de ce trait.

Rousseau n’a séjourné que peu de temps à Ermenonville. S’il y a accepté un asile, — c’est que depuis longtemps, dans les promenades qu’il faisait en partant de l’Ermitage de Montmorency, il avait reconnu que cette contrée présentait à un herboriseur des variétés de plantes remarquables dues à la variété des terrains.

Nous sommes allés descendre à l’auberge de la Croix-Blanche, où il demeura lui-même quelque temps à son arrivée. Ensuite, il logea encore de l’autre côté du château, dans une maison occupée aujourd’hui par un épicier. — M. René de Girardin lui offrit un pavillon inoccupé, faisant face à un autre pavillon qu’occupait le concierge du château. — Ce fut là qu’il mourut.

En nous levant, nous allâmes parcourir les bois encore enveloppés des brouillards d’automne, — que peu à peu nous vîmes se dissoudre en laissant reparaître le miroir azuré des lacs. — J’ai vu de pareils effets de perspective sur des tabatières du temps...  — l’île des Peupliers, au-delà des bassins qui surmontent une grotte factice, sur laquelle l’eau tombe, — quand elle tombe... — Sa description pourrait se lire dans les idylles de Gessner.

Les rochers qu’on rencontre en parcourant les bois sont couverts d’inscriptions poétiques. Ici :

« Sa masse indestructible a fatigué le temps. »

Ailleurs :

« Ce lieu sert de théâtre aux course valeureuses
Qui signalent du cerf les fureurs amoureuses. »

Ou encore avec un bas-relief représentant des druides qui coupent le gui :

Tels furent nos aïeux dans leurs bois solitaires !

Ces vers ronflants me semblent être de Roucher... — Delille les aurait faits moins solides.

M. René de Girardin faisait aussi des vers. — C’était en outre un homme de bien. Je pense qu’on lui doit les vers suivants sculptés sur une fontaine d’un endroit voisin, que surmontaient un Neptune et une Amphytrite, — légèrement décolletés, comme les anges et les saints de Châalis :

Des bords fleuris où j’aimais à répandre
Le pur cristal des mes eaux,
Passant, je viens ici me rendre
Aux désirs, aux besoins de l’homme et des troupeaux.
En puisant les trésors de mon urne féconde,
Songe que tu les dois à des soins bienfaisants,
Puissé-je n’abreuver du tribut de mes ondes
Que des mortels paisibles et contents !

Je ne m’arrête pas à la forme des vers ; — c’est la pensée d’un honnête homme que j’admire. — L’influence de son séjour est profondément sentie dans le pays. Là, ce sont des salles de danse, — où l’on remarque encore le banc des vieillards ; là des tirs à l’arc, avec la tribune d’où l’on distribuait les prix… Au bord des eaux, des temples ronds, à colonnes de marbre, consacrés soit à Vénus génitrice, soit à Hermès consolateur. — Toute cette mythologie avait alors un sens philosophique et profond.

La tombe de Rousseau est restée telle qu’elle était, avec sa forme antique et simple, et les peupliers, effeuillés, accompagnent encore d’une manière pittoresque le monument qui se reflète dans les eaux dormantes de l’étang. Seulement la barque qui y conduisait les visiteurs est aujourd’hui submergée... Les cygnes, je ne sais pourquoi, au lieu de nager gracieusement autour de l’île, préfèrent se baigner dans un ruisseau d’eau vive, qui coule, dans un rebord, entre des saules aux branches rougeâtres, et qui aboutit à un lavoir situé devant le château.

Nous sommes revenus au château. — C’est encore un bâtiment de l’époque de Henri IV, refait vers Louis XIV, et construit probablement sur des ruines antérieures, — car on a conservé une tour crénelée qui jure avec le reste, et les fondements massifs sont entourés d’eau, avec des poternes et des restes de ponts-levis.

Le concierge ne nous a pas permis de visiter les appartements, parce que les maîtres y résidaient. — Les artistes ont plus de bonheur dans les châteaux princiers, dont les hôtes sentent qu’après tout ils doivent quelque chose à la nation.

On nous laissa seulement parcourir les bords du grand lac, dont la vue, à gauche, est dominée par la tour dite de Gabrielle, reste d’un ancien château. Un paysan qui nous accompagnait nous dit : « Voici la tour où était enfermée la belle Gabrielle… tous les soirs Rousseau venait pincer de la guitare sous sa fenêtre, et le roi, qui était jaloux, le guettait souvent, et a fini par le faire mourir. »

Voilà pourtant comment se forment les légendes. Dans quelques centaines d’années, on croira cela. — Henri IV, Gabrielle et Rousseau sont les grands souvenirs du pays. On a confondu déjà, — à deux cents ans d’intervalle, — les deux souvenirs, et Rousseau devient peu à peu le contemporain d’Henri IV. Comme la population l’aime, elle suppose que le roi a été jaloux de lui, et trahi par sa maîtresse — en faveur de l’homme sympathique aux races souffrantes. Le sentiment qui a dicté cette pensée est peut-être plus vrai qu’on ne croit. — Rousseau, qui a refusé cent louis de madame de Pompadour, — a ruiné profondément l’édifice royal fondé par Henri. Tout a croulé. — Son image immortelle demeure debout sur les ruines.

Quant à ses chansons, dont nous avons vu les dernières à Compiègne, elles célébraient d’autres que Gabrielle. Mais le type de la beauté n’est-il pas éternel comme le génie ?

En sortant du parc, nous nous sommes dirigés vers l’église, située sur la hauteur. Elle est fort ancienne, mais moins remarquable que la plupart de celles du pays. Le cimetière était ouvert ; nous y avons vu principalement le tombeau de de Vic, — ancien compagnon d’armes de Henri IV, — qui lui avait fait présent du domaine d’Ermenonville. C’est un tombeau de famille, dont la légende s’arrête à un abbé. — Il reste ensuite des filles qui s’unissent à des bourgeois. — Tel a été le sort de la plupart des anciennes maisons. Deux tombes plates d’abbés, très-vieilles, dont il est difficile de déchiffrer les légendes, se voient encore près de la terrasse. Puis, près d’une allée, une pierre simple sur laquelle on trouve inscrit : Ci-gît Almazor. Est-ce un fou ? — Est-ce un laquais ? — Est-ce un chien ? La pierre ne dit rien de plus.

Du haut de la terrasse du cimetière, la vue s’étend sur la plus belle partie de la contrée ; les eaux miroitent à travers les grands arbres roux, les pins et les chênes verts. Les grès du désert prennent à gauche un aspect druidique. La tombe de Rousseau se dessine à droite, et, plus loin, sur le bord, le temple de marbre d’une déesse absente, — qui doit être la Vérité.

Ce dut être un beau jour que celui où une députation, envoyée par l’Assemblée nationale, vint chercher les cendres du philosophe pour les transporter au Panthéon. — Lorsqu’on parcourt le village, on est étonné de la fraîcheur et de la grâce des petites filles, — avec leurs grands chapeaux de paille, elles ont l’air de Suissesses... Les idées sur l’éducation de l’auteur d’Émile semblent avoir été suivies ; les exercices de force et d’adresse, la danse, les travaux de précision encouragés par des fondations diverses ont donné sans doute à cette jeunesse, la santé, la vigueur et l’intelligence des choses utiles.

 

GÉRARD DE NERVAL.

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