FANTAISIE

Il est un air pour qui je donnerais

Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber*,

Un air très vieux, languissant et funèbre,

Qui pour moi seul a des charmes secrets.

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Or, chaque fois que je viens à l’entendre,

De deux cents ans mon âme rajeunit…

C’est sous Louis XIII – et je crois voir s’étendre

Un coteau vert, que le couchant jaunit ;

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Puis un château de brique à coins de pierre,

Aux vitraux peints de rougeâtres couleurs,

Ceint de grands parcs, avec une rivière

Baignant ses pieds, qui coule entre les fleurs.

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Puis une dame, à sa haute fenêtre,

Blonde aux yeux noirs, en son costume ancien

Que dans une autre existence peut-être

J’ai déjà vue et dont je me souviens !

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* note de Nerval : On prononce Wèbre.

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Fantaisie est avec El Desdichado le poème emblématique de Nerval. Publié pour la première fois en 1832, il est régulièrement repris en revues, sous d'autres titres, Souvenirs d'une autre vie, Vision, ou simplement Odelette. En 1853, Nerval l'insère dans le premier des trois Châteaux des Petits Châteaux de Bohême, comme témoignage de sa première inspiration lyrique.

Le poème se déroule comme une réminiscence, à la manière de Proust, comme si la mémoire involontaire, éveillée par une donnée auditive – ici un vieil air, sans doute une chanson populaire comme les aimait Nerval, probablement la chanson du Roi Louis – déclenchait la lanterne magique des images fondatrices de la mythologie personnelle, le « coteau vert que le couchant jaunit », puis le « château de brique à coins de pierre », et enfin la « dame à sa haute fenêtre ».

Ce qui surgit ici, c'est le monde de l'enfance, Mortefontaine ou Saint-Germain-en-Laye, selon le processus de la rêverie à l’œuvre également, mais sur le mode du récit, dans Sylvie, où l’annonce dans un journal de la Fête de l’arc en Valois déclenche chez le narrateur le souvenir des mêmes fêtes à Loisy, lieu de son enfance, et par association celui d'un autre château – et si c'était le même? – où lors d'une fête enfantine, il avait vu comme dans un songe celle qu'il nomme Adrienne, et qui lui rappelle Aurélie, l'actrice dont il est amoureux.

En même temps que le pouvoir de la mémoire involontaire, suscitée par la sensation auditive ou visuelle, Nerval a éprouvé une autre vérité proustienne, celle du pouvoir de la rétrospection : l’instant présent, dans la précarité de son vécu, ne prendra consistance que dans sa reviviscence, et c’est le rôle de l’écriture d’en extraire et d’en fixer l’essence, le temps retrouvé.

Le château des origines, c'est aussi celui vers lequel tend le rêve, comme le havre au terme d'un difficile parcours initiatique. Ainsi conclut le Troisième Château: « Château de cartes, château de Bohême, château en Espagne, – telles sont les premières stations à parcourir pour tout poète. Comme le fameux roi dont Charles Nodier a raconté l'histoire, nous en possédons au moins sept de ceux-là pendant le cours de notre vie errante, – et peu d'entre nous arrivent à ce fameux château de briques et de pierre, rêvé dans la jeunesse, – d'où quelque belle aux longs cheveux nous sourit amoureusement à la seule fenêtre ouverte, tandis que les vitrages treillissés reflètent les splendeurs du soir. » Le temps humain relie ainsi les fins aux origines, et plus largement se dessine peut-être déjà chez le poète de vingt-trois ans la perspective pythagoricienne des cycles de vies ininterrompus: « Que dans une autre existence peut-être... »

Emprunt, source commune ? en 1837, dans un poème intitulé « Passé » des Voix intérieures, Victor Hugo lui aussi évoque le château emblématique, dans des termes très proches de l'odelette de Nerval :

C'était un grand château du temps de Louis treize.

Le soleil rougissait ce palais oublié.

Chaque fenêtre au loin transformée en fournaise,

Avait perdu sa forme et n'était plus que braise.

Le toit disparaissait dans les rayons noyé.

Sous nos yeux s'étendait, gloire antique abattue,

Un de ces parcs dont l'herbe inonde le chemin...

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Illustrations : Étangs de Mortefontaine et en médaillon Odilon Redon, « Tête de jeune fille », sanguine, 1895

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