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16 mai 1827 (BF) — Élégies nationales et satires politiques, par Gérard, Paris, chez les libraires du Palais-Royal, mai 1827.

Condamné le 29 mars 1827, Touquet a perdu son brevet de libraire et s’est enfui en Belgique. C’en est fini pour Gérard de la « boutique de scandale ». Ce petit volume, qui réunit de façon quelque peu hétérogène deux genres très différents l’élégie et le drame satirique, associe à des textes déjà publiés quelques pièces inédites, qui sonnent comme un adieu à la période militante, avec un hommage à Béranger, et un dernier coup de griffe aux pratiques du gouvernement de la Restauration. Dans le dialogue de La Répétion, qui oppose Truffaldin à Draconnet, la satire politique est toujours vive, mais le ton est plus amer : Draconnet, l’homme de pouvoir cynique l’emportera finalement sur Truffaldin, personnage de la commedia del arte pourtant réputé pour son audace et sa malice.

Voir la notice LES ANNÉES CHARLEMAGNE

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AVANT-PROPOS

La loi sur la presse est retirée ! Ces mots qui viennent de produire tant d’éclat en France, ont retenti bien agréablement à mes oreilles, d’abord à cause du bien qu’une telle mesure fait à notre pays, ensuite à cause de celui qu’elle me fait à moi-même. Lors du succès de cette loi, le présent ouvrage était sous presse, et ce fut la crainte qu’elle inspirait qui m’en fit hâter la publication. Cela put être une excuse de l’incorrection des pièces offertes au public, mais d’après le nouvel ordre des choses, cette même excuse sera peut-être encore valable parce que je ne pouvais le prévoir. L’indulgence que mon âge fit accorder à la première édition me fait espérer beaucoup pour la seconde, quoiqu’une année de plus m’y donne moins de droits. Quelques-unes des pièces qui la composent ont été corrigées, d’autres ajoutées, et l’on y rencontrera la variété, sinon le perfection.

Et puis, dira-t-on, encore des vers sur Napoléon ! Cette observation, jointe à celle du discrédit de la poésie dans ce siècle, formera au moins les deux tiers des articles qui seront publiés sur mon ouvrage, si toutefois on en publie. – Oui, en voici encore ; mais pourquoi s’en plaindre ? Cet homme-là a tant grandi de sa comparaison avec ceux d’aujourd’hui, que c’est vers son règne que le poète est obligé de remonter, s’il veut trouver de belles pensées et des inspirations généreuses ; hors de là tout est dégoût et désenchantement. Pour la satire, c’est autre chose, jamais elle ne fut mieux placée ; aussi mes essais satiriques sont-ils à l’ordre du jour. C’est la partie de mon recueil que j’estime le moins, mais qui me paraît cependant devoir plaire davantage au public, plus avide de rire que de méditer. La sensation que j’éprouve en les composant a quelque chose d’amer et de désagréable : combattre le vice et le crime est cependant méritoire, mais chanter la vertu et la gloire est plus doux pour le cœur d’un poète, et l’on aimerait mieux avoir à louer ceux qui gouvernent, qu’à les combattre ; mais qu’y faire ?

ÉLÉGIES NATIONALES ET SATIRES POLITIQUES

Elegiesnationales2

 

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UNE RÉPÉTITION

 

DRACONNET, TRUFFALDIN

 

Draconnet. Il lit un discours manuscrit.

Ne sont point dans ce cas… Mais, qu’entends-je ? on murmure !

Truffaldin

Non, c’est moi qui disais : « Tant mieux ! c’est la censure ! »

Draconnet

Et pourquoi parlez-vous ?

Truffaldin

Ce n’est donc pas bien dit.

Draconnet

Regardez, s’il vous plaît, mon discours manuscrit :
Ces mots s’y trouvent-ils ?

Truffaldin

Pardonnez à mon zèle ;
Je pensais…

Draconnet

Vous pensiez… Indocile cervelle !
Avez-vous oublié que, dans les bons endroits,
Pour servir de guide-âne, on vous a fait des croix ?…
Ne pourra-t-on jamais brider votre sottise ?
Je veux bien vous permettre, alors que j’improvise,
Les exclamations, et même quelques mots,
Pourvu qu’ils soient bien dits, et placés à propos ;
Mais un discours écrit n’admet pas cette excuse,
Votre naïveté trop souvent vous accuse,
Et cela sert de texte à de mauvais plaisants
Pour nous incriminer, ou rire à nos dépens. –
Retenez bien ceci, cette fois je le passe,
Mais un pareil méfait n’obtiendrait plus de grâce ;
Maintenant, poursuivons :Ne sont point dans ce cas
Catéchismes, sermons, adresses, almanachs,
Billets de faire part… pourvu qu’il ne s’y trouve
Aucune allusion que notre goût réprouve.
En faisant aux auteurs cette concession,
Nous montrons bien, messieurs, que notre intention
N’est pas de nuire en rien aux travaux de la presse :
Pourquoi donc ose-t-on nous répéter sans cesse
Que notre beau projet, au commerce fatal,
Va mener par la main la France à l’hôpital ?…
L’État dépend-il donc du sort d’un mauvais livre,
Et, sans quelques pamphlets, l’homme ne peut-il vivre ?…
Au contraire, messieurs, la science l’aigrit,
On est toujours méchant quand on a trop d’esprit ;
Et nous avons vu tous que maint ouvrage atroce
Peut, d’un peuple mouton, faire un peuple féroce.
Mais, dit-on, par la loi que vous allez porter,
Des milliers d’écrivains cesseront d’exister :
Belle perte ! À l’État sont-ils si nécessaires ?
Pour un seul qui promet, combien d’auteurs vulgaires !
Nous en purgeons la France… et, s’il le faut, d’ailleurs,
Nous saurons bien d’entre eux distinguer les meilleurs,
Qui, par nous protégés, pourront, exempts de crainte,
Écrire décemment, et sans trop de contrainte :
– Comme Chateaubriand pourrait de son côté
S’ennuyer du silence et de l’oisiveté,
Au cas qu’il le désire, il aura l’avantage
D’écrire dans L’Étoile, à quatre sous la page ;
Lacretelle, Ségur, Barante, Villemain,
Lui devront au besoin donner un coup de main ;
S’il faut absolument que Lavigne rimaille,
Pour le quatre novembre on permet qu’il travaille ;
Benjamin, Montlosier, feront quelques sermons,
Jouy, des alphabets pour les petits garçons ;
Enfin, d’être sauvé si Béranger se pique,
Il pourra sans danger chansonner le cantique. –
Voilà de la douceur : mais des mauvais écrits
Les plus durs châtiments seront le juste prix :
Rien n’en peut aux auteurs sauver l’ignominie ;
Et, s’il est dans ce cas, le plus brillant génie
Ira dans quelque bagne, ou dans quelque prison,
Travailler à la chaîne, ou filer du coton.

Il s’arrête, et se tourne vers Truffaldin.

Eh bien ! mons Truffaldin, ne savez-vous pas lire ?
Après un tel morceau, c’est bravo qu’il faut dire :
Comment donc se fait-il, qu’oubliant ma leçon,
Vous restiez devant moi muet comme un poisson ?

Truffaldin

Monseigneur, c’en est trop ! il n’est plus temps de feindre
Mon indignation ne peut plus se contraindre ;
Et, dans mon cœur surpris, la crainte, le courroux
Surmontent à la fin tout mon respect pour vous.

Draconnet

Qu’est-ce que c’est, monsieur ? Et qui peut faire naître
Le scrupule nouveau que vous faites connaître
Je croyais bien pourtant qu’il avait expiré
Sous les mets somptueux dont nous l’avions bourré :
Est-là, dites-moi, votre reconnaissance ?

Truffaldin

Je vous en dois beaucoup, je le sais ; mais la France
Aurait trop à souffrir du projet désastreux
Qu’ose Votre Grandeur exposer à nos yeux :
Ce n’est pas qu’en cela ma vertu considère
L’amour de la patrie, ou la peur de mal faire,
J’en ai su dès longtemps affranchir mon esprit ;
De tous ces préjugés l’homme sage se rit ;
Mais je frémis de voir que cette conjoncture
De nos petits péchés va combler la mesure,
Et que le dernier coup que vous osez porter,
Dans l’abîme avec vous va nous précipiter.

Draconnet

Où donc en est le mal ? Compagnons de fortune,
La chance du destin doit nous être commune !…
Oui, je l’ai résolu, qu’on cède à mon désir :
Dût cette fois encore le destin me trahir,
Je veux faire éprouver mon amour à la France ;
Puisqu’elle a ri longtemps de mon indifférence,
Je veux…

Truffaldin

Le calembour est assez amusant :
Nous avons, je le vois, un consul très plaisant ;
C’est bien heureux pour lui… Mais, moi, je ne puis rire
Lorsque son imprudence aussi loin nous attire ;
À ses autres projets j’ai pu donner les mains,
Mais il est une borne au pouvoir des humains,
Une borne imposée au plus bouillant courage :
Croyez-moi, la prudence est la vertu du sage ;
S’il faut, pour vous prouver mon respect, mon amour,
Voter vos autres lois, crier l’ordre du jour,
Aux discours ennemis prodiguer le murmure,
Hurler, selon les temps : « À l’ordre ! la clôture ! »
Ou même, chaque année, appuyer avec vous
Ce monstrueux budget, où nous pâturons tous…
Je suis là ! Vous savez que mon cœur sans scrupule
Affronte le mépris comme le ridicule ;
Mais, de quelque couleur qu’on puisse le parer,
Ce projet m’a semblé trop dur à digérer ;
Et que sera-ce donc, si jamais il arrive
Que vous le présentiez dans sa beauté naïve ?…
Bientôt un juste cri d’horreur et de courroux,
De tous côtés parti, s’élancerait sur vous ;
On verrait aussitôt, déchus du rang suprême,
Les six petits tyrans crouler sous l’anathème :
Et, comme il eût déjà tout pris sous son bonnet,
On conçoit bien qu’alors messire Draconnet
Ne serait pas sans peur, non plus que sans reproche,
Et dirait, un peu tard : « J’ai fait une brioche ! »
Ne vous exposez pas à des regrets certains,
Seigneur ; de vos amis concevez les chagrins,
Quand un nouveau concierge en vos nobles demeures
Voyant, selon l’usage, accourir à cinq heures
Les trois cents invités d’un banquet solennel,
Leur dirait : « C’en est fait ! le dieu manque à l’hôtel ! »

Draconnet

Oh ! je n’ignore pas qu’ils aiment ma cuisine,
Et moi par contrecoup, car c’est chez moi qu’on dîne.
Mais, si le sort trompait mon effort glorieux,
Cet hôtel cependant aurait de nouveaux dieux ;
Et mes trois cents amis, pour avoir la pitance,
Leur iraient humblement tirer la révérence.

Truffaldin

Monseigneur…

Draconnet

Et vous-même on pourrait vous y voir,
Car vous fûtes toujours très fidèle… au pouvoir :
D’ailleurs, en ce moment, il s’agit d’autre chose,
Songez que c’est sur vous que ma faveur repose ;
Songez que vos efforts doivent mieux qu’autrefois
Envers vous, à leur tour, justifier mon choix.
Jusqu’ici votre tâche était assez facile,
Un peu plus de courage est maintenant utile ;
Ne m’abandonnez pas au moment du danger,
Qui fit beaucoup pour vous peut beaucoup exiger !
Oui, vous m’appartenez, gardez-en la mémoire ;
Croyez que Bonaparte, aux beaux jours de sa gloire,
N’eut point sur ses soldats des droits plus absolus,
Il disait : « Mes grognards ! » moi je dis : « Mes ventrus ! »
Ô nobles instruments de toute ma puissance !
Il faut récompenser ma longue patience…
Mais vous bien souvenir, pour n’en point abuser,
Que je vous fis moi-même… et pourrais vous briser !

Truffaldin

Ah ! ce beau mouvement n’attendrit point mon âme ;
Voyez-vous, monseigneur, il faut changer de gamme ;
Votre projet vous plaît, gardez-le donc pour vous…
Moi, je n’y vois du reste à gagner que des coups :
Que si votre pouvoir marche à sa décadence,
Faire route avec vous serait une imprudence ;
D’ailleurs, assez longtemps, mon art sut l’appuyer,
Et je m’ennuie enfin d’un si vilain métier.

Draconnet

Ah ! ah ! le prenez-vous ainsi, monsieur le drôle ?
Nous allons en ce cas jouer un nouveau rôle :
Trop bon jusqu’à présent, si je vous fis du bien,
Je puis…

Truffaldin

Votre menace à mes yeux n’est plus rien !

Draconnet

Non, de ce calme en vain votre orgueil se décore,
Vous avez des emplois, vous me craindrez encore ;
Vous avez des parents qui, par mes soins placés,
Par mes soins aussi bien se verraient renversés :
Oh ! quoique mon pouvoir vous paraisse fragile,
Le heurter maintenant n’est pas chose facile ;
Et, ce qui va bien mieux en prouver les effets,
C’est que j’ose à moi seul ce qu’on n’osa jamais :
Renverser d’un seul coup, et dans le même abîme,
Tout ce qu’il est de beau, d’utile, de sublime…
Un si grand tour de force a de puissants appas,
Il plaît à mon courage, et ne l’étonne pas !
Ce peuple de badauds courbera sous ma chaîne ;
À coup sûr son effroi me défend de sa haine…
C’est en vain qu’un instant, sortant de son repos,
Sa timide fureur s’exhale en vains propos ;
Pour soutenir ses droits que, dit-il, je profane,
Il invoque le trône… Eh bien, j’en suis l’organe !
Il invoque Thémis… J’en dicte les arrêts !
Il invoque les lois… et c’est moi qui les fais !

Truffaldin, ébranlé.

Oui, je dois avouer…

Draconnet

Sachez mieux me connaître :
Sûr d’un heureux succès, j’ai des raisons pour l’être ;
Bientôt, quand à mes vœux tout se sera soumis,
Triomphe et récompense à mes dignes amis !
À ceux, qui m’appuyant dans un si noble ouvrage,
N’auront point un instant douté de mon courage…
Mais opprobre à celui qui, perfide apostat,
Aura quitté son maître au moment du combat !

Truffaldin

Je n’y puis résister : l’éloquence m’entraîne,
Je vous demande grâce, et je reprends ma chaîne ;
Mon digne bienfaiteur, daignez me pardonner
L’écart où ma faiblesse avait pu m’entraîner ;
Rendez-moi votre amour, calmez votre colère…

Draconnet, tendrement.

Truffaldin, j’ai pour toi des entrailles de père :
Sois docile à mes vœux, et bientôt tu verras
Que de notre embonpoint tous nos amis sont gras ;
Même, afin d’affermir une amitié si pure,
Je pourrai, t’inscrivant pour une préfecture,
À ta fidélité l’offrir au premier jour…

Truffaldin

Ô Dieu ! quelle justice !… et surtout quel amour !

 

Draconnet

Tu vois mon amitié, tu vois ma bienveillance ;
Mais je compte, à mon tour, sur ta reconnaissance :
Feras-tu maintenant ?…

Truffaldin

Tout comme il vous plaira !
Je vote désormais tout ce que l’on voudra !
Oui je vote… Quand même !

Draconnet

Ah ! c’est comme il faut être :
Mon petit Truffaldin, viens, embrasse ton maître !
Mon ami, mon espoir… Je t’attends à dîner :

A part avec triomphe.

Oh ! que nous savons bien nous les acoquiner !

A BÉRANGER.

De mes rêves brillans douce et frêle espérance,
Ces chants, que produisit un trop rare loisir,
C’est au poète de la France,
C’est à toi, Béranger, que j’ose les offrir !
J’aurais pu, leur donnant un essor moins rapide,
Les rendre plus dignes de toi ;
Mais ma Muse a pâli d’effroi
Devant un avenir perfide.
Pourtant, daigne sourire à ses faibles essais !
Par leur patriotisme ils te plairont peut-être,
Et puissent-ils en moi te faire reconnaître
Sinon un bon poète, du moins un bon Français !
Je le suis, car tes vers plurent à mon enfance,
Car je chéris tes chants nobles ou gracieux,
Car je sens se mouiller mes yeux,
Quand ils nous parlent de la France.
 
Épouvanté de ses revers,
Mais animé par ses victoires,
C’est à ses malheurs, à ses gloires,
Que j’ai voué mes premiers vers.
Plus de succès peut-être attendaient ma jeunesse,
Si leur vol moins audacieux
Eût su flatter de sa bassesse
D’autres autels et d’autres dieux ;
Mais à ton idole chérie,
Ma Muse a consacré ses jours :
Un sourire de la Patrie
Vaut mieux que la faveur des cours.
 
Qu’ils partent, je les abandonne,
Ces vers, poétiques enfans,
Soit qu’on leur garde une couronne
Ou qu’on enchaîne leurs accens ;
Car déjà l’horizon menace,
Et le but désiré s’efface
Parmi des nuages sanglans !
 
Qui les amoncela ? Quel effrayant murmure
A répandu l’effroi dans nos murs attristés ?
Quel monstre osa flétrir de son haleine impure
L’espoir de la patrie et de nos libertés ?
Ah ! déjà ton courage a connu sa puissance,
Et sa fureur plus d’une fois,
A su livrer ton innocence
Aux fers dont on pare les lois.
 
Mais que dis-je ? Ces fers, ils m’attendent peut-être,
Car le monstre odieux nous a tous menacés :
Le disciple comme le maître
Se verront réunis dans ses liens glacés ;
Il suffit, pour s’en rendre digne,
D’aimer la patrie et ses droits,
Et sa lâche fureur étouffera la voix
Du faible passereau, comme celle du cigne.
 
Pour mon noble pays, dont il voudrait ternir
La liberté, les lois, l’histoire,
J’avais conçu pourtant un plus doux avenir ;
Mon espoir quelquefois y répandit la gloire,
Et crut y découvrir ces tableaux de victoire,
Dont la morte splendeur n’est plus qu’un souvenir;
Mais, plus tard, j’écartai ces images flatteuses,
Et, modeste en mes vœux, que je plaçai plus bas,
Je rêvai seulement (que ne rêve-t-on pas ?)
Que la France était libre, et qu’elle était heureuse.
 
Était-ce trop ? — Hélas ! j’oubliais ses malheurs,
J’oubliais cette ligue à sa perte acharnée,
Qui voudrait, à son char la sentant enchaînée,
Triompher de sa chute, et rire de ses pleurs ;
Puis, sous un joug honteux, avilie, haletante,
Veuve de ses honneurs pour jamais effacés,
L’ensevelir toute expirante
Dans la poudre des temps passés.
 
Béranger, à l’aspect de la France épuisée,
Alors tu gémirais sur ta lyre brisée,
Et, comme le pouvoir ne peut te pardonner,
Il ne resterait dans nos villes
Que des serfs, pour te plaindre en regrets inutiles,
Et des tyrans pour t’enchaîner !
 
Avant ce temps cruel, dont j’aperçois l’aurore,
Avant que notre voix ne t’implore qu’en vain,
Des chants, ô poète divin !
La France t’en demande encore !
Ce noir présage alors fuira loin de nos cœurs,
Bercés dans un songe de gloire ;
Ainsi qu’aux temps passés, nous nous croirons vainqueurs,
Et pour un avenir nous prendrons leur mémoire.
 
Mais non, craignons plutôt d’endormir nos esprits
Sur les dangers qui nous menacent :
Que d’autres images se placent
Dans tes énergiques écrits !
Que devant nous, surpris en sa marche perfide,
Le crime comparaisse, hypocrite et livide ;
Qu’à l’aspect effrayant de ses sombres projets,
Dans tous les cœurs vraiment français
Le patriotisme s’éveille !
Qu’on s’écrie : Il est temps ! Il est temps ! Et, tout bas,
Que la voix du Sergent murmure à notre oreille
Ces mots : Dieu, mes enfans, vous donne un beau trépas !

LA RUSSIE.

I.

Arrête, esprit sublime ! arrête !
Du sort crains de braver les lois !
Dieu qui commande à la tempête
L’agite sur le front des rois ;
Son bras pourra réduire en poudre
Ton laurier, qu’on croit immortel,...
Et tu t’approches de la foudre,
En t’élançant aux champs du ciel.
 
Silence ! La Nuit veille encore,
Les arrêts du Destin ne sont pas révolus :
Mais à l’ombre qui fuit succédera l’aurore,...
Et celle d’Austerlitz ne reparaîtra plus !
 
Dans le palais des Czars, Napoléon repose : —
Sans doute un songe heureux, sur ses ailes de rose,
D’héroïques tableaux vient bercer son espoir : —
Il est là ! dans Moscou soumis à son pouvoir !...
Mais ce n’est pas assez : quand pour lui tout conspire,
Quand d’un nouvel éclat tout son astre a relui,
Un destin plus brillant a de quoi le séduire...
Cet empire dompté... Qu’ai-je dit ? Un empire !
Le monde entier, le monde... et c’est bien peu pour lui.

II.

Mais, qu’il rêve d’éclat ! qu’il rêve de conquête !...
Il ne dormira plus d’un semblable sommeil :
Près du chevet royal où repose sa tête,
Le malheur est debout,... et l’attend au réveil !
Le malheur ! il grandit à la faveur de l’ombre ;
Bientôt le sol gémit sous son colosse affreux,
Son œil rouge étincèle au sein de la nuit sombre,
Et sur son front cadavéreux,
Qu’un sanglant nuage environne
Brillent de longs éclairs, une horrible couronne.
Il vomit l’incendie ; aux traces de ses pas,
De sang noir un fleuve bouillonne,
Et ses bras sont chargés de neige et de frimats.
 
Il s’élance ! — On s’éveille, on voit,.... on doute encore !
D’un premier jour de deuil épouvantable aurore,
Quelle clarté soudaine a frappé tous les yeux ?
La flamme à longs replis s’élance vers les cieux,
Gronde, s’étend, s’agite, environne et dévore.
Oh ! de quelle stupeur Bonaparte est frappé,
Quand devant lui Moscou s’écroule, enveloppé
De l’incendie affreux, que chaque instant rallume !
Qu’un triste sentiment doit alors l’émouvoir !....
C’est son triomphe, hélas ! ses projets, son espoir,
Qu’emporte la fumée, et que le feu consume !

III.

Son front s’est incliné : d’un brillant souvenir
Il veut en vain flatter sa pensée incertaine....
Mais le passé n’est plus qu’une image lointaine
Qui s’abîme dans l’avenir !
 
Peut-être d’autres temps lui présentaient naguères
Du pouvoir des humains les splendeurs passagères,
Des sceptres, des bandeaux, sublimes attributs ;... —
Hélas ! au jour du deuil tout souvenir s’efface ;
Quand l’avenir est là, qui gronde, qui menace,
L’image du bonheur n’est qu’un tourment de plus !
 
Cet avenir,... ô France ! ô ma noble patrie !
Toute sa profondeur bientôt se déroula :
Quelle est la nation qui n’en fut attendrie ?
Quel est l’homme qui n’en trembla ?
Et tel fut le destin dont tu tombas victime,
Que l’on ignore encor si, du fond de l’abîme,
Jalouse de ta gloire, et croyant la ternir,
La haine de l’enfer amoncela l’orage,...
Ou, du trop de grandeur dont tu fis ton partage,
Si l’équité du ciel prétendit te punir !

IV.

Dans cette héroïque retraite,
Qui des guerriers français a moissonné la fleur,
L’enfer ou le ciel fut vainqueur.......
Mais nul pouvoir humain n’eut part à leur défaite. —
C’est en vain que du Nord les hideux bataillons,
Palpitans d’une horrible joie,
Fondaient sur les mourans en épais tourbillons,
Comme des corbeaux sur leur proie : —
Ardens, ils s’élançaient : mais, au bruit de leurs pas,
De quelque arme usée ou grossière
L’agonie un instant armait son faible bras,
Par un dernier effort, s’arrachait à la terre,
Que de morts elle allait couvrir...
Et dans cette couche guerrière
Exhalait le dernier soupir !

 

O gloire ! A cet aspect de la mort ranimée,
Des preux, dont le trépas semble encor menacer,
L’ennemi dans ses rangs vient de laisser passer
Les lambeaux de la Grande Armée :
Tant qu’il reste des bras pour soutenir son poids,
La bannière voltige à l’entour de sa lance,
L’aigle triomphateur dans les airs se balance,
Et sa menace encor fait tressaillir les rois !
O Russes, déjà fiers des triomphes faciles
Que votre espoir s’était promis,
Il ose à vos regards surpris
Passer, toujours debout sur ses appuis mobiles ! —
Mais, hélas ! contre lui si vos efforts sont vains,
Bientôt votre climat vengera votre injure,
Rassurez-vous : celui qui vainquit les humains
Est sans pouvoir sur la nature !

V.

Eh bien ! c’en est donc fait !... Nos compagnons sont morts !
Ils dorment aux déserts de la froide Russie,
La neige des hivers s’est sur eux épaissie,
Et, comme un grand linceul, enveloppe leurs corps !
Bien peu furent sauvés : mais combien la patrie
Dut réveiller d’amour en leur âme attendrie !
Ils avaient vu sur eux tant de cieux étrangers,
Supporté tant de maux, couru tant de dangers,
Qu’ils durent bien sentir, en revoyant la France,
Si la terre natale est douce après l’absence ! —
Mais leur enchantement fut bientôt dissipé,
La haine, la discorde agitaient nos provinces,
D’autres temps en nos murs amenaient d’autres princes,
Et le présent payait les dettes du passé.

LA VICTOIRE.

I.

Au sein des vastes mers, un aride rivage,
Contre qui vient mugir la colère des flots,
Se hérisse de rocs, effroi des matelots,....
Du Corse belliqueux c’est le réduit sauvage :
Là naguère le Sort, allumant un flambeau,
Du bord presque ignoré consacra la mémoire ;
C’est là qu’un jour on vit la gloire
Apparaître auprès d’un berceau.
 
C’était un jeune enfant : d’une illustre naissance
Rien à l’entour de lui n’annonçait l’opulence ;
Il sommeillait tranquille, et l’arrêt du Destin
N’avait point déposé dans sa tremblante main
Le facile pouvoir d’un sceptre héréditaire ;
Rien qui d’un roi naissant annonçât la splendeur
N’environnait sa couche, où veillait une mère....
Rien !... L’avenir tout seul contenait sa grandeur !
 
La déesse, aux regards de la mère étonnée,
Déroula de son fil toute la destinée,
Et parmi des brouillard obscurs,
Lui montra sur d’autres rivages
Des fêtes, des combats, vaporeuses images,
Qui dévoilaient les temps futurs :
Ses avides regards étaient fixés encore,
Quand le divin tableau tout à coup s’évapore ;
Puis un funèbre son retentit à l’entour....
Elle écoute... ; ses yeux se remplissent de larmes ; —
C’était le bruit d’un salut d’armes,
Et le roulement du tambour !

II.

Qu’il fut doux, le premier sourire
De la tardive liberté !
L’homme accueillit avec délire
Sa naissante divinité :
Alors, dans le transport d’un joie unanime,
Aux rayons d’un nouveau soleil,
La France s’éveilla, comme d’un long sommeil :
Ce fut un rêve encor.... mais il était sublime !
 
Que ce moment fut beau ! Que du peuple français
L’espérance fut noble et fière !
Qu’il fut prompt à saisir cette pure lumière,
Qui de ses yeux bientôt disparut pour jamais ! —
Alors, on vit surgir un plus sombre génie ;
Alors, on entendit tout un peuple en courroux
Crier : Mort à la tyrannie !
Les grands ne semblent grands qu’aux hommes à genoux !
Levons-nous !
 
La carrière des camps s’ouvrit brillante encore ;
Sortant de leur obscurité,
D’héroïques talens s’empressèrent d’éclore
A la voix de la liberté :
Mais, puissante au-dehors, la patrie égarée
Par ses fils au-dedans se sentait déchirée ;
Insigne révéré d’une fausse grandeur,
Un trône à tous les yeux étalait sa splendeur.....
Mais sous la pourpre impériale
Des chaînes à ses mains imprimaient leur affront,
Et la couronne impériale
Cachait les maux sanglans qui dévoraient son front.
 
La licence usurpa la place
De la divine liberté ;
Émerveillés de sa beauté,
Les hommes marchaient sur sa trace....
Mais des sourires séducteurs
Cachaient des pièges homicides,
Et ses embrassemens perfides
Étouffaient ses adorateurs !

III.

Un régime nouveau, favorable à la France,
A ses fils désolés ramena l’espérance,
Sans ramener la liberté :
Cependant d’un tyran la tête abominable
Teignit aussi de sang l’échafaud redoutable,
Que ses proscriptions avaient alimenté !
 
A peine revenus de ces horreurs profondes,
Le vaisseau de l’état voguait au gré des ondes,
Et, privé de pilote, abaissant son orgueil,
Flottait de gouffre en gouffre, et d’écueil en écueil.
Un grand homme paraît : il commande à l’orage,
Des passagers surpris ranime le courage,
Et tous ceux qu’il arrache aux destins irrités,
Pour prix de leur salut, cèdent leurs libertés.
 
Brisant ces libertés, qui n’étaient plus qu’un rêve,
Sur le sceptre conquis il dépose son glaive ;
La France à lui s’enchaîne, et grandit sous sa loi ;
Ainsi jadis, aux bords du Tibre,
Il fallait des Brutus avec le peuple-libre,
Il fallut un César avec le peuple-roi.
 
Mais César se croit Dieu, car il voit qu’on l’adore ;
Au point le plus sublime, il est trop bas encore ;
Il se trouve à l’étroit dans ses vastes états,
Et, pour laisser régner sa grandeur solitaire,
Il voudrait étreindre la terre,....
Dût-elle éclater dans ses bras.
 
Pour parvenir au but où son orgueil aspire,
Pour couvrir l’attentat fait à la liberté,
Sur une autre divinité
Il concentre l’amour des Français en délire :
Aux sons du clairon belliqueux,
Ils accourent sous ses bannières ;
Partout ils vont audacieux
Briguer ses faveurs meurtrières :
Car pour prix d’un noble trépas
Elle leur offre de la gloire....
C’est Bellone ! c’est la Victoire !
C’est la déesse des combats !

IV.

La voyez-vous sans cesse animant leurs cohortes,
Avec ses ailes d’or, sur leurs pas s’élancer,
Des cités leur ouvrir les portes,
Et, comme la terreur, souvent les devancer ;
A leurs regards charmés, oh ! qu’elle est douce et belle !
Elle a des prix pour leurs exploits ;
La flamme en ses yeux étincelle,
Et ses yeux dévorent les rois !
 
Napoléon dont le courage
Sut la fixer à ses drapeaux,
Victorieux sur un rivage,
Vole à des rivages nouveaux ;
Image du dieu de la guerre,
Sa force et son ardeur grandissent sous les yeux ;
Il marche, et tout s’enfuit : son pied frappe la terre
Qui vomit des guerriers sous ses pas belliqueux ;
C’est son œil qui lance la foudre,
Son bras qui fait briller l’acier,
Et son aigle arrache à la poudre
Le rameau sanglant du laurier !
Oh ! qui pourra chanter ses conquêtes rapides ?
Qui pourra consacrer des accords assez beaux
A ses actions intrépides,
A ses exploits toujours nouveaux ? —
Où sont ces ennemis, qui, vainqueurs en idée,
Se partageaient la France en espoir dégradée....
Demandez-en les noms à la nuit des tombeaux !

V.

Les Alpes... ne sont plus ! L’Italie... est vaincue !
Le Brennus colossal est dans Rome abattue !
La balance d’airain, qu’un glaive a fait baisser,
Reçoit l’or, qu’en son sein versent des mains dociles,
Car elle n’a plus de Camilles
Assez forts pour la renverser.
 
Égypte ! c’est l’Égypte ! — Et des bras intrépides
Ont conquis ces climats brûlans,
Et le sang des fiers Musulmans,
Engraisse les sables arides :
De nos soldats vainqueurs les déserts sont peuplés...
Quarante siècles assemblés
Les contemplent des Pyramides !
 
Que dirai-je de plus ?.... Tout a subi nos lois !....
Les discordes partout languissent étouffées ;
Nos guerriers ont bravé les chaleurs et les froids,
Partout ils ont jeté de superbes trophées,
Et l’avenir s’effraie en comptant leurs exploits.

VI.

Comme au soleil couchant cette vie étincelle !
De ses grands monumens que la structure est belle !
L’or fait briller au loin les toits de ses palais.... —
C’est Moscou ! c’est Moscou ! — France, encor de la gloire !
C’est le plus beau de tes succès !
C’est Moscou ! quelle page attachée à l’histoire !
Que d’immortalité dans ce cri de victoire !
 

FONTAINEBLEAU.

I.

O mes concitoyens, que notre histoire est belle !
De quels récits brillans elle enivre nos cœurs !
Que de fois elle y va, par ses accens vainqueurs,
D’un courage endormi réveiller l’étincelle !
Dans ses feuillets brûlans si l’œil erre parfois,
Un charme impérieux de plus en plus l’engage,
Et l’entraîne de page en page,
De triomphe en triomphe, et d’exploits en exploits :
On ne respire plus ; la paupière attendrie
Roule une larme de plaisir,
Et, plein du noble orgueil qui vient de la saisir,
Tout le Français palpite, et dit : « C’est ma patrie ! »
 
Mais, plus on fut sensible à ses honneurs passés,
Plus du revers qui suit la lecture est amère ;
Plus on gémit de voir ses beaux jours effacés,
Et ses aigles sacrés traînés dans la poussière.
Que l’on maudit alors les citoyens ingrats !
Qui trafiquèrent de ses larmes ;
Car en ce temps l’honneur ne quitta point ses armes,
Et son abaissement ne la dégrada pas :
Non, ses mourans efforts, consignés dans l’histoire,
Y brilleront d’assez d’éclat
Pour lui recomposer une nouvelle gloire :
Mais, pour les hommes vils qui vendirent l’état,
Clio gardera-t-elle une page assez noire ?
Ah ! si du dernier scélérat,
Dans ses tableaux vengeurs la place est assignée,
Plus bas, plus bas encor, qu’elle ose les placer ;
Et, quel que soit leur rang, que la page indignée
Ne reçoive leurs noms, que pour les dénoncer !

II.

Oui, sans la trahison de ces hommes perfides,
Qui, par l’or des tyrans depuis long-temps soumis,
Livrèrent, sans combats, au joug des ennemis
Leurs concitoyens intrépides,
Contre nos légions, en vain les potentats
Eussent amoncelé des millions de soldats....
Loin des nobles remparts promis à la vengeance
On eût vu, sans honneur, s’éloigner leurs drapeaux,
Ou leur barbare espoir n’eût conquis dans la France,
Que des prisons et des tombeaux.
 
Infructueux efforts des braves !
Coups d’un bras affaibli, dont le glaive est brisé !
Derniers élancemens d’un courage épuisé,
Qui se débat dans les entraves !...
Que pouviez-vous, hélas ! contre le sort cruel,
Quand il eut prononcé son arrêt inflexible ?....
La chute est belle, mais terrible
Pour celui qui tombe du ciel !
 
O Français ! cette lutte avec la destinée,
Conserva cependant votre honneur tout entier ;
Et plus d’une grande journée,
Vint joindre à des cyprès un éclatant laurier :
Jamais, en vos jours de victoire,
Il n’eût été si noble et si bien mérité,....
Tant votre défaite eut de gloire,
Votre chute de majesté !

III.

Mais silence ! silence ! une imposante image
Se déroule devant nos yeux ;
L’aigle national, précipité des cieux,
Se débat au sein de l’orage ;
Frappé d’un trait empoisonné,
Bientôt il roule dans la poudre,
A son ongle échappe la foudre,
Et son front s’est découronné.
 
Ne cherchez plus aux cieux le héros que naguère
Le sort intronisa roi des rois de la terre ;
Ce sceptre colossal est tombé de ses mains :
Et l’on ne verra plus, au signal qu’il leur donne,
Se prosterner devant son trône,
Toute une cour de souverains.
 
C’est en vain qu’il menace et qu’il résiste encore,
Sa grandeur a passé comme un vain météore,
Comme un son qui dans l’air a long-temps éclaté ;
Peut-être que ce bruit de la puissance humaine,
Avait frappé l’écho d’une rive lointaine....
Mais les vents ont tout emporté !
 
Il est temps ! il est temps ! jetez des cris d’ivresse,
Rois, qui rampiez à genoux ;
Vengez-vous de votre bassesse
En le rabaissant jusqu’à vous !
Il s’est livré lui-même à la fureur commune,
Osez le déchirer... car il est sans appui ;
Et les lâches flatteurs qui grandirent sous lui,
L’ont renié dans l’infortune !

IV.

Napoléon frémit, mais n’est point abattu...
Car, qui peut imposer de borne à l’espérance ?
Il croit à sa fortune, il croit à la vengeance,
Et de mille pensers son cœur est combattu :
Il semble cependant qu’une plus vive flamme
Rallume son courage au milieu des revers,
Et que l’adversité qui frappe sur son âme
En ait fait jaillir des éclairs :
« Amis, dit-il, un jour viendra pour la vengeance,
Puisque la trahison la livre à ses tyrans,
Craignons de déchirer la France
En la défendant plus long-temps :
A notre épuisement, qu’on croit une défaite,
L’Italie offre encore une noble retraite,
Qu’on m’y suive bientôt.... »
Il n’a point achevé.
Car, au lieu d’enflammer, il ne fait que confondre ;
Et dans tous les regards, qui craignent de répondre,
Son œil cherchait l’espoir... et ne l’a pas trouvé.
 
Infidèle à sa gloire, en un moment flétrie,
Un guerrier a livré son maître et sa patrie ;
On l’apprend... Aussitôt tout est muet, glacé ;
Soit découragement, soit trahison, soit crainte,
Par un souffle de mort la valeur semble éteinte,
Et dans les cœurs français l’honneur semble effacé :
Que peut Napoléon, si rien ne le seconde !
Partout abandonné, paralysé, trahi ;
Il voit que c’en est fait, que son règne est fini,
Et d’un seul trait de plume, il abdique le monde !

V.

Le héros va partir, mais il cherche des yeux
Quels seront les objets de ses derniers adieux :
Exilé loin d’un fils, d’une épouse qu’il aime,
Serait-il sans parens, comme sans diadème ?
Non ! près de lui restés, quelques braves soldats,
Pour la dernière fois se pressent sur ses pas.
Ces preux, feuillets vivans d’une héroïque histoire,
Semblent représenter tout un siècle de gloire ;
Et, de mille combats magnanimes débris,
Sur leurs corps mutilés les porter tous écrits :
Les voilà ses parens ! la voilà sa famille !
Une larme muette en leurs yeux roule et brille,
Tous leurs fronts sont levés, tous leurs bras étendus
Vers celui que sans doute ils ne reverront plus....
Touché de leur douleur, que lui-même il partage,
Napoléon s’arrête, et leur tient ce langage :
 
« Soldats, cédant aux coups du sort victorieux,
J’abandonne l’empire, et vous fais mes adieux ;
J’ai guidé vos drapeaux aux champs de la victoire....
M’avez-vous secondé ?... J’en appelle à l’histoire ! —
Mais ces temps ne sont plus, et trahissant leur foi,
Tous les rois mes sujets ont armé contre moi :
Les Français aux tyrans sont livrés par des traîtres,
Et même quelques-uns veulent de nouveaux maîtres :
Long-temps peut-être encor je pouvais avec vous
Des destins conjurés balancer le courroux,....
Mais la France eût souffert, et je lui sacrifie
Ma couronne, ma gloire, et, s’il le faut, ma vie :
Son bonheur est le mien... Je pars ; vous, mes amis,
Au monarque nouveau demeurez tous soumis ;
Ne plaignez pas mon sort ; loin des honneurs suprêmes
Je pourrai vivre heureux si vous l’êtes vous-mêmes. —
Mes ennemis diront que j’aurais dû mourir,
Mais il est d’un grand cœur de savoir tout souffrir....
D’ailleurs je puis encore attendre quelque gloire :
J’eus part à vos hauts faits, j’en écrirai l’histoire. »
 
« Je voudrais, sur mon cœur, pouvoir vous presser tous....
Votre aigle est près de moi, je l’embrasse pour vous :
Aigle, de nos exploits sublime spectatrice,
Que dans tout l’avenir ce baiser retentisse ! —
Vous, ne m’oubliez pas, voilà mon dernier vœu....
Mes amis ! mes enfans ! et toi, mon aigle.... adieu ! »

VI

Tous les soldats debout gémissaient sur leurs armes ;
Le héros se dérobe à leurs cris, à leurs larmes,
Ce spectacle touchant, ces sublimes douleurs,
Aux étrangers présents ont arraché des pleurs :
O tableau déchirant ! ô regret magnanime !
Celui qui vous causa fut-il le dieu du crime ?
Français, fut-il un monstre au mal seul empressé ?
Fut-il ?... mais il suffit... Vos pleurs ont prononcé !

L’ÎLE D’ELBE.

Non loin des rivages de France,
Il est une île au sein des mers :
C’est là que veille l’espérance
Et le fléau de l’univers ;
Et c’est là qu’abusant du droit de la victoire,
On jeta le héros poudreux et renversé,
Pour l’y laisser vieillir comme un glaive émoussé,
Qui se ronge dans l’ombre et se rouille sans gloire.
 
Pourtant à l’exilé la rigueur du destin
N’a point encore ravi l’aspect de la patrie,
Et souvent à ses yeux une rive chérie
Se dessine incertaine à l’horizon lointain.
 
Aussi, lorsque du soir descend l’heure rêveuse,
Il promène ses pas près des flots azurés,
Et sa pensée aventureuse
Voltige avec ardeur vers ces bords désirés.
 
Mais un jour que ses yeux, rayonnans d’espérance,
Avec plus de transport dirigés vers la France,
En cherchaient l’ombre vague au bout de l’horizon :
D’un sifflement lugubre environnant sa tête,
Une voix lui cria du ton de la tempête :
« Napoléon ! Napoléon ! »
 
Cette exclamation, pour tout autre effrayante,
A retenti trois fois : le héros étonné
L’entend ; et de sa main brûlante,
Soulève en murmurant son front découronné.
 
Et la voix ironique a repris la parole :
« Napoléon le grand, qui t’arrête en ce lieu ?
Qu’as-tu fait de cette auréole,
Qui brillait à ton front comme à celui d’un dieu ?
Pourquoi donc par le temps laisser ronger tes armes ?
Pourquoi laisser couler ton âme avec les larmes,
Toi qui ne pus jamais comprendre le repos ?...
N’as-tu donc plus la main qui lance le tonnerre ?
N’as-tu plus le sourcil qui fait trembler la terre ?
N’as-tu plus le regard qui produit les héros ? »
 
« Serait-ce que ton bras se lasse de la guerre,
Ou tes amusemens cessent-ils de te plaire ?
Car dans tes loisirs autrefois,
Tu jouais avec des couronnes ;
Et l’univers vit à ta voix
Des rois qui tombaient de leurs trônes,
Et des soldats qui passaient rois.
Depuis..... »
 
Napoléon a changé de visage :
« Qui que tu sois, dit-il, cesse un cruel langage,
Il faut, pour m’outrager, attendre mon trépas,
L’enfer est contre moi, mais ne prévaudra pas. »

LA VOIX.

Audacieux mortel, quelle est ton espérance ?
Ta main paralysée abdiqua la puissance,
Songes-tu maintenant ?....

NAPOLÉON.

Pourquoi dissimuler ?...
Au bruit de mon réveil, l’univers peut trembler !

LA VOIX.

L’univers,... il rirait de ta vaine menace.

NAPOLÉON.

Le succès, je l’espère, absoudra mon audace ;
Et tel événement, en servant mes projets,
Peut me placer plus haut que je ne fus jamais.

LA VOIX.

Eh ! si toujours ton cœur à la couronne aspire,
Si c’est par lâcheté que tu quittas l’empire,
Honte à toi !...

NAPOLÉON.

Non ; plutôt honte à mes ennemis !
Car ils n’ont pas tenu ce qu’ils avaient promis :
Par l’abdication de toute ma puissance,
Je croyais épargner des malheurs à la France ;
Mais j’eus tort seulement de compter sur leur foi,
Et le cri de mon peuple est venu jusqu’à moi :
Mon œil a vu d’ici sa profonde misère,
Ses triomphes livrés à l’envie étrangère,
Ses monumens détruits et ses champs dévastés,
La discorde, la haine agitant ses cités,
La trahison.....

LA VOIX.

Pour lui que pourrait ta faiblesse ?
Jadis il imposait la chaîne qui le blesse,
On lui rend maintenant les maux qu’on a soufferts....
Crains donc de le défendre, et laisse-lui ses fers !

NAPOLÉON.

(Il paraît absorbé,et réfléchit profondément.)

Crainte, repos,... enfer de toute âme brûlante
Victime d’une injuste loi,
Le père des humains tourne sa vue ardente
Vers le séjour dont il fut roi ;
Il voudrait, pénétrant dans l’enceinte sacrée,
Ressaisir son pouvoir en dépit des destins :
Mais un géant veille à l’entrée,
Et la foudre luit dans ses mains.
La foudre, le géant, qui d’une âme timide
Paralysent les faibles pas,
Ne sont rien pour l’homme intrépide
Dont l’esclavage est le trépas :
Le péril qui l’attend, s’il veut briser sa chaîne,
Ne fait, en l’indignant, qu’aiguillonner son cœur ;
Qu’importe que la mort du vaincu soit la peine,
Si le sceptre et la gloire est le prix du vainqueur.
 
Bien plus,... de son courage, ou bien de sa vengeance,
Si déjà tout un peuple attend sa délivrance,
Un noble sentiment par l’honneur inspiré
L’appelle vers ceux qu’on opprime ;...
Alors hésiter est un crime,
Oser est un devoir sacré !
 
Par l’oubli des traités on a brisé ma chaîne,
On menace, en ces lieux, mes jours, ma liberté :
C’est du sang qu’il faudra... le sort en est jeté. —
Ah ! mon âme frémit... mais n’est point incertaine.
L’imprudent qui m’a remplacé,
Aux Français opprimés a dit, pour qu’on le craigne :
« Peuples, prosternez-vous ! je suis roi, car je règne ;
Votre empereur est renversé. » —
Oui, j’abdiquai l’empire, il en a l’avantage ;
Mais je n’ai point de même abdiquer mon courage,
En siégeant à ma place, il a compté sans moi...
Car, détrônant l’espoir où son orgueil se fonde,
A mon tour je vais dire au monde :
« Je suis vivant, donc je suis roi ! »

LA VOIX.

Alors ta royauté sera bien éphémère,
Car la mort doit répondre à tes prétentions ;
Et tu verras tomber ton aigle et son tonnerre
Sous le glaive des nations. —
Mais, que dis-je ? La mort n’est rien à ton courage !
Le feu d’un grand dessein dévore tout effroi ;
A ta présomption qu’importe un noir présage ?
Tout ton destin t’enchaîne et tu n’es plus à toi.

NAPOLÉON.

Le destin m’appartient, et moi-même à la France ;
C’est pour son bonheur seul que j’emploierai toujours
Mon glaive, mes vœux, ma vengeance,
Et ce qui reste de mes jours.
Va, quoique ta menace ait annoncé l’orage,
Une barque m’attend, et tout est décidé...
Mille peuples, en vain, veillent sur mon passage...
Six cents Français et moi, — l’équilibre est gardé !
Mais toi, pour qui, dis-tu, l’avenir se révèle ;
Toi, dont la prophétie est pour moi si cruelle,
Quel est ton nom ? Viens-tu des cieux ou des enfers ?

LA VOIX.

Tu le sauras un jour ; vas où le sort t’appelle :
Je t’attends au-delà des mers ! 
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PROLOGUE.

Je ne suis plus enfant : trop lents pour mon envie,
Déjà dix-sept printemps on passé dans ma vie :
Je possède une lyre, et cependant mes mains
N’en tirent dès long-temps que des sons incertains.
Oh ! quand viendra le jour où, libre de sa chaîne,
Mon cœur ne verra plus la gloire, son amour,
Aux songes de la nuit se montrer incertaine,
Pour s’enfuir omme une ombre aux premiers feux du jour.
 
J’étais bien jeune encor, quand la France abattue
Vit de son propre sang ses lauriers se couvrir ;
Deux fois de son héros la main lasse et vaincue
Avait brisé le sceptre, en voulant le saisir.
Ces maux sont déjà loin : cependant sous des chaînes
Nous pleurâmes long-temps notre honneur outragé ;
L’empreinte en est restée, et l’on voit dans nos plaines
Un sang qui fume encor..., et qui n’est pas vengé !
 
Ces tableaux de splendeur, ces souvenirs sublimes,
J’ai vu des jours fatals en rouler les débris,
Dans leur course sanglante entraîner des victimes,
Et des flots d’étrangers inonder mon pays.
Je suis resté muet ; car la voix d’un génie
Ne m’avait pas encor inspiré des concerts ;
Mon âme de la lyre ignorait l’harmonie,
Et ses plaisirs si doux, et ses chagrins amers.
 
Ne reprochez donc pas à mes chants, à mes larmes
De descendre trop tard sur des débris glacés,
De ramener les cœurs à d’illustres alarmes,
Et d’appeler des jours déjà presque effacés :
Car la source des pleurs en moi n’est point tarie,
Car mon premier accord dut être la patrie ;
Heureux si je pouvais exprimer par mes vers
La fierté qui m’anime, en songeant à ses gloires,
Le plaisir que je sens, en chantant ses victoires,
La douleur que j’éprouve, en pleurant ses revers !
 
Oui, j’aime mon pays : dès ma plus tendre enfance,
Je chérissais déjà la splendeur de la France ;
De nos aigles vainqueurs j’admirais les soutiens ;
De loin, j’applaudissais à leur marche éclatante,
Et ma voix épelait la page triomphante
Qui contait leurs exploits à mes concitoyens.
 
Mais bientôt, aigle, empire, on vit tout disparaître !
Ces temps ne vivent plus que dans le souvenir ;
L’histoire seule un jour, trop faiblement peut-être,
En dira la merveille aux siècles à venir.
C’est alors qu’on verra dans ses lignes sanglantes
Les actions des preux s’éveiller rayonnantes.....
Puis des tableaux de mort les suivront, et nos fils
Voyant tant de lauriers flétris par des esclaves,
Demanderont comment tous ces bras avilis
Purent en un seul jour dompter des cœurs si braves ?
 
Oh ! si la lyre encor a des accens nouveaux,
Si sa mâle harmonie appartient à l’histoire,
Consacrons-en les sons à célébrer la gloire,
A déplorer le sort fatal à nos héros !
Qu’ils y puissent revivre, et si la terre avide
Donna seule à leurs corps une couche livide,
Élevons un trophée où manquent des tombeaux !
 
Oui, malgré la douleur que sa mémoire inspire,
Et malgré tous les maux dont son cours fut rempli,
Ce temps seul peut encor animer une lyre :
L’aigle était renversé, mais non pas avili ;
Alors, du sort jaloux s’il succombait victime,
Le brave à la victoire égalait son trépas,
Quand, foudroyé d’en haut, suspendu sur l’abîme,
Son front mort s’inclinait,.... et ne s’abaissait pas !
 
Depuis, que rien de grand ne passe, ou ne s’apprête,
Que la gloire a fait place à des jours plus obscurs,
Qui pourrait désormais inspirer le poète,
Et lui prêter des chants dignes des temps futurs ?
Tout a changé depuis : ô France infortunée !
Ton orgueil est passé, ton courage abattu !
De tes anciens guerriers la vie abandonnée
S’épuise sans combats, et languit sans vertu !
Sur ton sort malheureux c’est en vain qu’on soupire,
On fait à tes enfans un crime de leurs pleurs,
Et le pâle flambeau qui conduit aux honneurs
S’allume à ce bûcher, où la patrie expire.
 
Oh ! si le vers craintif de ma plume sorti,
Ou si l’expression qu’en tremblant j’ai tracée,
Osaient, indépendans, répondre à ma pensée,
Et palpiter du feu qu’en moi j’ai ressenti,....
Combien je serais fier de démasquer le crime,
Dont grandit chaque jour le pouvoir colossal,
Et, vengeant la patrie outragée et victime,
D’affronter nos Séjans sur leur char triomphal ! —
Mais on dit que bientôt, à leur voix étouffée,
Ma faible muse, hélas ! s’éteindra pour toujours,
Et que mon luth brisé grossira le trophée
Dressé par la bassesse aux idoles des cours...
 
Qu’avant ce jour encor sous mes doigts il s’anime !
Qu’il aille, frémissant d’un accord plus sublime,
Dans les cœurs des Français un instant réchauffer
Cette voix de l’honneur trop long-temps endormie,
Que, dociles aux vœux d’une ligue ennemie,
L’intérêt ou la crainte y voudraient étouffer 
 
 
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